«Quand quelqu’un tombe malade, c’est souvent à un moment très particulier»

Dernière mise à jour 07/12/20 | Questions/Réponses
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La Pre Anne-Françoise Allaz, ancienne cheffe du Département de médecine interne générale, de réhabilitation et de gériatrie des Hôpitaux universitaires et de la Faculté de médecine de Genève, a mené de nombreuses recherches dans le domaine de la douleur chronique et des aspects psychosociaux des maladies chroniques. Elle continue de se passionner pour ces thématiques, notamment dans son prochain livre*. Rencontre.

Bio express

1980 Doctorat en médecine.

1987 Titre de spécialiste en médecine interne.

2000 Titre de spécialiste en médecine psychosociale et psychosomatique après une formation post-doctorale à Paris.

2005 Nommée professeure adjointe au Département de médecine interne générale, de réhabilitation et de gériatrie des HUG.

2009 Membre de l’Académie suisse des sciences médicales.

2014 Membre du Conseil scientifique de l’Académie suisse de médecine psychosomatique et psychosociale et de l’Advisory Board de l’European Association for Psychosomatic Medecine.

2015 Nommée professeure ordinaire au Département de médecine interne générale, de réhabilitation et de gériatrie des HUG.

2015-2018 Dirige le Département facultaire et hospitalier de médecine interne générale, réhabilitation et gériatrie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).

2018 Départ à la retraite.

     

Pourquoi avoir fait de la médecine interne et de la médecine psychosociale et psychosomatique vos spécialités?

Pre Anne-Françoise Allaz: J’ai hésité entre la médecine et la psychiatrie, alors j’ai fait les deux. Mais j’ai choisi d’exercer en médecine interne car j’ai réalisé que j’étais plus intéressée par la présentation somatique des troubles. J’ai toujours été attirée par une médecine très globale qui envisage le patient dans toute sa complexité. Cela continue de me passionner.

Comment les aspects psychosociaux influencent-ils la santé?

Le rôle de la biologie et des gènes est indéniable, mais la santé est aussi très influencée par les aspects psychosociaux, par l’histoire de la personne, sa manière d’appréhender les choses, ne serait-ce que sa capacité à suivre les recommandations de santé ou l’accès aux soins tout simplement.

Toutes les maladies ont-elles une origine psychosomatique?

Non, ce n’est pas ainsi que je le formulerais. L’origine des maladies est toujours complexe. Il existe chez chacun à la fois un terrain particulier et des facteurs externes: l’environnement, les germes, etc. Comment parler d’une origine psychosomatique pour le cancer, les maladies infectieuses ou l’arthrose, par exemple? En revanche, le moment du déclenchement ou la façon dont une maladie évolue peuvent être fortement influencés par les aspects psychologiques.

Vous avez beaucoup travaillé sur les douleurs chroniques…

Oui. C’est un domaine très complexe à cet égard. Les douleurs sont modulées par beaucoup d’influences, à la fois génétiques, physiologiques, mais aussi émotionnelles, relationnelles et environnementales. Le rôle des facteurs psychosociaux dans les douleurs chroniques n’est pas assez reconnu, en tout cas il n’est pas toujours considéré d’emblée. C’est un potentiel insuffisamment exploité, de même que la relation entre le patient et son médecin, qui est elle aussi très importante.

Dans la pratique, comment abordez-vous les aspects psychosociaux avec vos patients?

Il faut les intégrer le plus tôt possible dans l’anamnèse. «Pourquoi le patient tombe-t-il malade ou consulte-t-il maintenant?» est une question que l’on doit avoir en tête. Car on tombe bien souvent malade à un moment particulier. Il faut éviter de mettre en contraste les dimensions médicales et émotionnelles. Elles sont intriquées. Il faut garder une vision large et émettre des hypothèses multiples. Parfois, il est difficile d’aborder le contexte de vie lors d’un épisode aigu, alors qu’on peut le faire plus aisément dans une consultation de suivi.

Les douleurs et la fatigue chronique, par exemple, restent souvent mystérieuses. En tant que psychosomaticienne, quel regard portez-vous sur ces réalités médicales?

Il faut justement élargir sa vision dans une optique bio-psycho-sociale et accueillir les patients sans a priori. Il est important d’être très centré sur l’individu. La situation de chaque patient est unique. L’histoire personnelle et la manière de vivre sa santé et sa vie doivent être considérées. Il n’est pas toujours possible de guérir tous les patients, mais une bonne prise en charge par les médecins de famille peut soulager leurs symptômes et améliorer fortement la qualité de vie et le plaisir de vivre.

Les émotions jouent-elles aussi un rôle dans ces symptômes inexpliqués?

Les influences de l’esprit sur le corps sont majeures. Les progrès de la science confirment cette observation. Ils ont par exemple permis de montrer que les réseaux d’intégration de la douleur dans le cerveau sont proches des réseaux d’intégration des émotions. Il est important de mieux légitimer ces relations corps-esprit, sans pour autant tout réduire à la psychologie, car les dimensions biologiques co-existent. Cette intégration fait tout l’objet de mon prochain livre*.

On l’a vu avec le Covid-19, la science n’a pas réponse à tout…

Le Covid-19 a en effet montré cela de façon édifiante. Le travail scientifique effectué a pourtant été remarquable, y compris dans ses applications cliniques. Cependant, un «sous-titrage explicatif» pour accompagner le public a fait défaut. La science exige de la rigueur et de la modestie qui n’ont pas toujours été au rendez-vous pendant la pandémie. Enfin, l’incertitude fait partie de la science, mais elle peut être vécue comme incompréhensible par le public ou les patients. L’imagerie médicale, par exemple, suscite beaucoup d’attentes, mais il y a de nombreuses situations où ni le symptôme ni la souffrance ne se voient. Les limites médicales ne sont pas faciles à transmettre, dans le contexte d’une science et d’une médecine décrites comme toutes-puissantes.

Un tiers des consultations médicales débouche sur une absence de diagnostic. Est-ce un constat d’échec?

L’absence de diagnostic est une chose, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de solutions. Tout d’abord, un grand nombre de plaintes inexpliquées disparaissent spontanément. Dans l’exemple des douleurs chroniques, le rôle du médecin est d’aider le patient à mieux comprendre sa maladie, à prendre en compte les éléments de sa vie qui peuvent avoir un impact, et à apprendre des méthodes pour la contrôler. Pour soulager la douleur, il y a l’antalgie médicamenteuse, à laquelle on peut associer de la physiothérapie, diverses formes de psychothérapie, de l’hypnose. Les thérapies complémentaires comme la relaxation, le yoga, l’acupuncture peuvent également aider.

Comment réagissent les patients qui doivent vivre sans diagnostic?

Cela est très difficile à vivre, ce qui est fort compréhensible. En particulier, les patients redoutent de ne pas être crus, ne pas être légitimés dans leur souffrance. C’est parfois la rupture. Certaines personnes continuent ailleurs une quête de diagnostic et de traitement, certaines se tournent vers des thérapies complémentaires qui leur ouvrent d’autres dimensions. Mais en général, les patients savent faire confiance à leur médecin de famille et consulter des spécialistes en fonction de leurs besoins.

La médecine intégrative, est-ce cela l’avenir?

C’est un domaine à développer. S’il est important d’intégrer différentes approches pour soulager les patients, celles-ci doivent être reconnues comme efficaces et pratiquées de manière professionnelle. Un certain nombre de thérapies complémentaires avec un haut niveau de preuves d’efficacité est utilisé dans les Centres de la douleur européens. L’Université de Lausanne a par ailleurs une chaire de médecine intégrative, ce qui répond à l’intérêt grandissant de la société et des médecins.

Parmi les patients, y a-t-il des types de personnalité plus sensibles dans leur santé?

Je ne crois pas tant aux traits de personnalité qu’à la trajectoire de vie qui peut impacter la santé. Il a été démontré que les individus ayant subi des traumatismes infantiles, de la maltraitance, de la négligence, sont clairement plus à risque dans leur santé. Les personnes souffrant de troubles anxieux sont plus à l’affût de leurs symptômes, préoccupés par ceux-ci, et souffrent souvent de symptômes inexpliqués. Quant à la dépression, elle se manifeste aussi beaucoup par le corps, le seuil de la douleur étant, par exemple, abaissé. Jusqu’à 50 % des personnes déprimées présenteraient des états douloureux. Le deuil aussi est un gros contributeur aux douleurs inexpliquées. Heureusement, les patients ont toutes sortes de ressources cachées. Notre rôle est notamment de les aider à y accéder.

Nous vivons à l’ère du patient-expert et du patient-partenaire. Est-ce que ces philosophies de soin peuvent contribuer à mieux comprendre les maux inexpliqués?

C’est en tout cas une richesse et une ressource de pouvoir partager avec les patients notre savoir, autant que certains questionnements. Le plus important pour eux est d’être entendus et respectés, même si l’on n’a pas toujours de réponse. Et de ne pas être pris pour des simulateurs. Fonctionner en partenariat permet de mieux répondre aux besoins et attentes de chaque personne.

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*Douleurs et Émotions, éditions Vigot Maloine, 2021.

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Paru dans Planète Santé magazine N° 38 – Octobre 2020

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