Comment les caisses boursicotent avec vos primes

Dernière mise à jour 01/03/21 | Article
Beaucoup de Suisses ignorent que l’argent de leurs cotisations est utilisé par les assureurs maladie pour effectuer des placements financiers. La pratique est légale, à certaines conditions. Enquête.

Les caisses maladie sont assises sur des réserves de 11 milliards de francs. Ce magot correspond à l’excédent de primes encaissées par rapport aux remboursements de prestations. Que font-elles avec tout cet argent? Eh bien, elles le font fructifier. Philomena Colatrella, directrice de CSS Assurance, a par exemple récemment annoncé dans la presse économique que la performance des placements du groupe avait été de 8,8 % en 2019. L’année précédente, Concordia avait annoncé par voie de communiqué un bénéfice de 157 millions de francs, malgré une perte (non chiffrée) sur ses investissements.

Cette pratique est légale. L’ordonnance sur la surveillance des assureurs maladie (OSAMal) stipule en effet que l’assureur doit «placer, gérer et contrôler sa fortune avec soin». Pour cela, il «veille à la sécurité et à la durabilité des placements» et «répartit les risques de manière appropriée entre différentes catégories de placements». La législation précise également les opérations autorisées: dépôts à terme, obligations à option, obligations convertibles, lettres de gage, actions, bons de jouissance ou bons de participation, etc. (lire encadré). Enfin, un contrôle a été instauré: c’est l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) qui doit vérifier les bilans comptables des caisses.

Les réserves ont une fonction de coussinet de sécurité pour les caisses, qui doivent pouvoir garantir en toutes circonstances le remboursement des soins prodigués aux assurés. Le fait que ce pactole donne matière à des stratégies de gestion de fortune a inquiété certains politiciens, à l’instar de la radicale-libérale neuchâteloise Michèle Berger, qui avait interpellé le Conseil des États à ce propos en 2002. La socialiste Ruth Dreyfuss, à l’époque conseillère fédérale, avait commencé par abonder dans son sens, en soulignant que «les caisses ne sont pas des entreprises de placement». Mais elle s’était étonnée que la députée ait «l’air d’être choquée» à l’idée que ces investissements soient comptabilisés par les assureurs comme n’importe quel autre revenu. Ruth Dreyfuss avait d’ailleurs fait remarquer que cette question n’avait jamais posé problème, jusqu’à ce que certaines caisses enregistrent de mauvais résultats financiers.

Il faut dire que l’année 2002 avait été marquée par un effondrement de la Bourse. Au Groupe Mutuel, par exemple, le produit net des placements était passé de 17 à 1 million de francs. Assura s’en était tiré avec des moins-values boursières à hauteur de 3,5 millions. Mais Helsana avait essuyé une perte déclarée de 70 millions, ce qui avait motivé le dépôt d’une autre interpellation au Conseil national. Déposée par le socialiste valaisan Stéphane Rossini, elle s’appuyait sur une étude tessinoise selon laquelle 20 % des déficits des assureurs maladie pourraient être liés à l’évolution des marchés boursiers. Dans sa réponse, le Conseil fédéral avait reconnu que «les réserves sont principalement alimentées par le résultat du compte d’exploitation, qui est directement influencé par le rendement des placements».

Une enquête longue et laborieuse

À la Fédération romande des consommateurs (FRC), Yannis Papadaniel a tenté d’investiguer pour savoir ce qu’il advenait des réserves des assurances maladie. «Mais je n’ai pas obtenu grand-chose, confie-t-il. Bien sûr, il y a les rapports annuels, où l’on peut voir les gains et les pertes. Il y a aussi les audits menés presque chaque année par l’OFSP, mais je me suis rendu compte que l’office n’avait jamais vraiment mené d’audit sur les placements financiers. Il semble tenir la plupart de ses informations des réviseurs externes. Le problème est qu’en dehors de considérations très générales et de déclarations d’intention, il est difficile de connaître le degré du risque financier et la nature exacte des placements. Enfin, subsiste un problème de fond relatif à une logique asymétrique entretenue par la loi sur la surveillance de l’assurance maladie et son ordonnance: quand les caisses enregistrent des déficits, les primes augmentent immédiatement, mais les gains qui viennent à augmenter ne sont pas automatiquement restitués aux assurés, ou alors avec retard. Le Conseil fédéral a mis en consultation un projet de révision pour encourager la restitution, mais ce projet ne prévoit encore aucune obligation de restitution.»

Contacté par e-mail, le porte-parole de l’OFSP Grégoire Gogniat commence par énumérer les articles de loi qui régissent les placements financiers des caisses maladie et les contrôles. Ces dernières années, les différentes catégories de placement n’ont pas connu de grandes fluctuations (répartition des placements LAMal: liquidités, immobilier et actions 15 % chacun, obligations 55 %). Ainsi, pour ce qui est de la fortune liée, la part des devises étrangères ne peut pas dépasser 20 % de ces provisions. La plupart des investissements (actions et obligations) proviennent de sociétés cotées en bourse et sont donc faciles à évaluer. Pour savoir où est placé cet argent, nous avons posé la question par e-mail à 28 caisses maladie suisses. Les premiers accusés de réception automatiques sont arrivés une heure plus tard, suivis de plusieurs autres les jours suivants. Quelques caisses ont spontanément téléphoné pour répondre personnellement: le Groupe Mutuel, Atupri et SWICA. En tout, une dizaine a joué le jeu (lire leurs réponses ci-dessous).

Où est placé l’argent des caisses?

ASSURA: «Notre stratégie de placements vise un rendement conforme au marché, stable dans le temps et intégrant une gestion optimisée des risques. Elle est majoritairement mise en œuvre par des investissements en obligations sûres et en actions via des fonds de placements indiciels* et en immobilier. Nous nous appuyons sur des ressources spécialisées internes et des partenaires externes.»

ATUPRI: «Nous visons un rendement adéquat des placements en privilégiant la sécurité, la rentabilité et la diversification, tout en tenant compte de notre aptitude au risque. La génération de bénéfices à court terme n’est pas au premier plan dans notre stratégie. Atupri investit dans des liquidités, des obligations, des actions et des biens immobiliers indirects (via une société intermédiaire, ndlr). Nous investissons exclusivement dans des titres financiers classiques et ne détenons pas de hedge funds (fonds spéculatifs) ni de produits dérivés*, par exemple. Tous nos titres sont cotés en bourse. La liquidité est donc garantie à tout moment. En ce qui concerne les obligations*, nous nous limitons aux catégories à solvabilité bonne à très bonne.»

CONCORDIA: «Nous gérons nos avoirs en interne, suivant une gestion des risques qui va au-delà de ce qui est légalement requis. Nous privilégions en particulier les obligations* de bonne qualité en francs suisses, qui représentent plus de la moitié de nos placements. Tant pour les actions* que pour les obligations*, nous visons une très large diversification, à l’échelle mondiale. Actuellement, nous n’avons pas d’obligations convertibles*. Nous misons aussi, mais dans une bien moindre mesure, sur l’immobilier et les fonds immobiliers. À quelques exceptions près, tous nos investissements sont en liquide, cotés sur les marchés financiers et facilement négociables, de sorte qu’ils peuvent être rapidement vendus ou remplacés en cas d’évolution négative.»

CSS: «Nos placements sont orientés sur le long terme et largement diversifiés, grâce à des investissements passifs dans un grand nombre de secteurs, régions et pays. Ils sont gérés par des banques suisses de renom. La plupart sont liquides et une grande partie est investie dans des obligations* de qualité, en francs suisses et en devises étrangères, ainsi que dans des actions* suisses et étrangères et des actions sur des marchés émergents. Nous avons aussi des investissements dans des fonds immobiliers* en Suisse et à l›étranger, et des investissements immobiliers directs en Suisse – par exemple dans les bâtiments des deux grands sites de notre caisse, à Lucerne et à Lausanne-Vennes.»

EGK: «Nous poursuivons une stratégie de gestion de fortune conservatrice et axée sur la stabilité. Tous nos placements sont réalisés en liquide, facilement négociables, largement diversifiés et répartis sur différents marchés, industries et secteurs. Nous excluons les investissements en devises étrangères, les produits dérivés*, les matières premières et métaux précieux – pour ne citer que quelques limites.»

GROUPE MUTUEL: «Nous exploitons l’ensemble des possibilités, la diversification étant indispensable pour se prémunir contre les chocs que tel ou tel secteur économique ou type d’actif pourrait subir. Actions suisses et étrangères, obligations en francs suisses et dans d’autres devises, immobilier, fonds immobiliers* et marché monétaire sont présents dans les portefeuilles, dans le respect des limites autorisées. Nous suivons le plan de diversification adopté par le conseil d’administration du Groupe Mutuel Holding SA pour sa stratégie de placement. Le Groupe Mutuel a volontairement renoncé au segment des obligations* à haut risque et classées comme spéculatives, en se limitant aux familles d’obligations offrant une solvabilité suffisante à maximale.»

KPT: «Nous cherchons à générer des retours solides au profit de nos assurés, en appliquant une politique de placements à long terme et diversifiés. Les revenus de placements leur sont restitués sous forme de primes plus basses. Il va de soi que nous respectons la réglementation et les directives de l’instance de régulation, qui dictent de manière assez détaillée quels investissements nous sommes autorisés à faire.»

SANITAS: «Nos réserves sont investies de manière rentable, conformément aux exigences légales, grâce à un large éventail d’investissements. Nous garantissons un rapport risque/rendement intéressant pour chaque titre financier (par exemple, action*, obligation*), en évitant les risques inutiles. Notre stratégie est guidée par notre capacité de risque en fonction de nos réserves. Ainsi, nous vérifions régulièrement si elle doit être ajustée.»

SWICA: «La répartition de nos placements, qui sont essentiellement liquides, est indiquée dans notre rapport annuel. Ils comprennent par exemple des actions* et titres semblables, des placements collectifs et des produits financiers dérivés. Les risques sont régulièrement mesurés via le concept Value at Risk (VaR), qui détermine une limite maximale de pertes avec un taux de probabilité sur une certaine période de temps.»

SYMPANY (VIVAO): «Fondamentalement, notre stratégie est déterminée par notre capacité de risque, que nous contrôlons périodiquement, au moins une fois par an. Nous investissons sur le marché monétaire, en obligations* en francs suisses et en devises étrangères, en obligations convertibles* et en actions*, ce qui inclut des bons de participation* et de jouissance*, ainsi que dans des placements immobiliers. En 2019, les capitaux immobilisés chez Vivao Sympany étaient répartis comme suit: 7 % de placements sur le marché monétaire, 62 % en obligations, 12 % en actions ainsi que 19 % dans des placements immobiliers. La part principale des obligations se concentre sur des placements en francs suisses, auprès d’émetteurs suisses ou étrangers, tandis que pour les actions, nous investissons largement dans le monde, si bien que nous atteignons un haut niveau de diversification. En général, nous utilisons des liquidités et des papiers-valeurs* négociés en bourse, ce qui facilite l’évaluation du risque. S’agissant de la solvabilité des débiteurs d’obligations en francs suisses, nous exigeons que les émetteurs justifient d’une certaine qualité d’investissement minimale.»

Les suisses pas franchement convaincus

Les efforts des assurances maladie pour persuader les Suisses qu’elles font bon usage de l’argent des réserves suffiront-ils à calmer les mécontents? Avec l’annonce, en septembre dernier, d’une nouvelle hausse des primes de 0,5 % en moyenne pour 2021, le Conseil fédéral a relancé le débat. Difficile en effet d’avaler cette pilule quand on sait que les réserves des caisses ont presque doublé au cours des cinq dernières années, passant de 6 milliards de francs en 2015 à la coquette somme de 11,328 milliards au 1er janvier 2020, ce qui représente environ 1322 francs par assuré. «Scandaleux», selon la plateforme mondiale de pétitions change.org. «L’indécence des assureurs-maladie», titrait le journal Gauche Hebdo. Une hausse d’autant plus «injustifiée et malvenue» que des centaines de milliers d’assurés ont été financièrement touchés par la crise sanitaire, pouvait-on lire dans l’hebdomadaire syndical evenement.ch. «Trop de réserve, c’est du vol organisé», affirmait pour sa part lematin.ch en date du 23 septembre. «Les assureurs ont repris leurs bonnes habitudes, préférant la diversification de leur gagne-pain avec l’argent des réserves, plutôt que la monotonie de leur activité de base, qui consiste à rembourser les prestations de santé.» Plus loin, le journaliste enfonce le clou: «Si une partie de l’argent des primes est détournée pour permettre à des traders de remplir leur portefeuille, à des promoteurs de s’enrichir dans l’immobilier ou à des sociétés tampon pour acheter des établissements publics ou des immeubles, c’est proprement inacceptable pour tous ceux qui tous les mois ont de la peine à boucler leur budget santé.» Dans la revue en ligne investir.ch, le chroniqueur financier Thomas Veillet ne fait pas non plus dans la dentelle: «On nous prend pour des cons, comme chaque année.»

Que faire avec l'argent des réserves? Le Conseil fédéral a récemment proposé de modifier la législation pour inciter les assureurs à diminuer la hausse des primes grâce aux réserves excédentaires. Et si on les utilisait plutôt pour payer les vaccins contre le Covid-19? «Le principe même des réserves consiste à permettre de faire face à des situations exceptionnelles. La pandémie actuelle en est justement une, et alors que la confédération et les cantons alignent les milliards pour limiter les impacts économiques de la pandémie, il est temps que les caisses contribuent à l'effort collectif. Celui de la vaccination est une opportunité unique. Personne n'imagine que les assureurs refusent de soutenir cette action collective de prévention», déclare Philippe Eggimann, président de la Société médicale de la Suisse romande et de la Société vaudoise de médecine (SVM). D'après les discussions en cours, la Confédération devrait payer les vaccins, soit entre 200 et 250 millions de francs; les cantons prendront en charge les coûts liés à la logistique et les assureurs financeront le reste.

 

* Pour une explication de ce terme, lire l’encadré.

Quelques opérations autorisées

Action titre de propriété représentant une part du capital de la société émettrice. Il confère certains droits à son détenteur, à savoir un vote lors des assemblées d’actionnaires et un revenu versé sous forme de dividende.

Bon de jouissance titre de participation sans valeur nominale. Il présente des analogies avec l’action, en ce sens qu’il donne certains droits patrimoniaux à son détenteur (part du bénéfice net, essentiellement), mais aucun droit de sociétariat (par exemple, vote).

Bon de participation proche du bon de jouissance, ce titre de participation à valeur nominale n’incorpore que des droits patrimoniaux (donc, aucun droit de vote). En Suisse, les premiers bons de participation ont été émis par l’entreprise Sulzer en 1963.

Dépôt à terme fonds déposé dans une banque pour une période fixe (trois, six ou douze mois) et productif d’intérêts.

Fonds immobilier fonds de placement en valeur immobilière (terrain, immeubles).

Fonds indiciel fonds de placement qui cherche à reproduire le rendement d'un indice boursier, c’est-à-dire un groupe d’actions permettant d’évaluer un secteur, une économie ou une bourse (par exemple, CAC 40).

Lettre de gage titre assimilable à une obligation, coté en bourse et offrant une garantie permettant aux banques de financer les crédits hypothécaires.

Obligation à option reconnaissance de dette autorisant son détenteur à souscrire, durant une période donnée, un certain nombre d’actions ou de bons de participation de la même société émettrice.

Obligation convertible obligation pouvant être échangée contre une action ou un bon de participation émis par la même société.

Papier-valeur document qui incorpore un droit de créance qu’on ne peut faire valoir ou transférer que contre présentation ou cession du document.

Produit dérivé financier titre ou contrat monétaire dont la valeur fluctue en fonction du taux ou du prix d’un autre produit dit sous-jacent (par exemple, une action ou une matière première). On peut ainsi parier sur l’évolution du cours du sous-jacent.

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 Paru dans Planète Santé magazine N° 40 – Mars 2021

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