Cette mémoire qui nous fascine

Dernière mise à jour 10/11/16 | Article
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Se souvenir du passé aide à mieux vivre le présent. Mais notre équilibre, explique le psychiatre Eric Bonvin, dépend aussi de notre capacité à oublier.

Formidable outil d’adaptation aux changements qui interviennent dans notre vie, la mémoire est ce qui forge notre personnalité. Plus que cela: elle est aujourd’hui au cœur des préoccupations d’une société qui ne saurait plus fonctionner sans les extensions de mémoire que sont les données informatiques. Professeur titulaire à la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne et directeur général de l’Hôpital du Valais, psychiatre et spécialiste de l’hypnose, Eric Bonvin s’est particulièrement intéressé à la question de la mémoire. Interview.

Comment en sommes-nous venus à accorder une telle importance à la mémoire?

A partir du XVIIIe siècle, notre modernité s’est construite sur l’idée que l’histoire de l’être humain est déterminée par l’enchaînement des faits et par la raison –et non par l’inspiration divine, comme on le pensait auparavant. D’où la notion de conscience de soi, de liberté et de responsabilité personnelle. L’individu est maître de son destin. Il possède une identité chronologique, marquée dans le temps par l’enchaînement des événements. D’où venons-nous? Qu’est ce qui pousse chacun de nous à agir? On commence à s’intéresser au monde de l’inconscient, et c’est le début de l’aventure de la psychanalyse.

La psychanalyse n’est-elle pas, par excellence, un travail de mémoire individuelle?

La psychanalyse freudienne repose sur l’idée selon laquelle nous serions déterminés par les émotions et les expériences traumatisantes vécues durant notre enfance. Plus elles seraient traumatisantes et plus elles seraient refoulées dans notre inconscient, pour n’être restituées dans le présent que sous forme de rêves, de complexes, d’actes manqués ou de symptômes. C’est le décodage de ces symptômes qui permettrait de rendre ces traumatismes conscients et compréhensibles. Une perspective de travail qui tient davantage du pathos que d’une dynamique d’adaptation et d’intégration dans le présent de la vie.

Est-ce que notre personnalité se définit à travers notre mémoire, à travers les événements que nous avons vécus?

Notre mémoire mais aussi nos rêves et nos espoirs façonnent notre personnalité, tout comme la manière singulière dont nous nous adaptons, à chaque instant de notre vie, à notre relation au monde, à l’autre, et à soi. La mémoire participe certainement à cette intuition adaptative immédiate, mais en interaction avec l’anticipation, les émotions et les sensations avec lesquelles elle est enchevêtrée.

Pour reprendre le fil de l’histoire, les machines sont ensuite venues au secours de la mémoire des hommes…

Oui, cela a commencé avec la photographie, qui permet de mémoriser les images. Une autre étape marquante est l’avènement de la cybernétique. Le scientifique américain Norbert Wiener est parti du postulat que l’information est le point commun entre l’être vivant et le monde des choses. Il a contribué à la conception du fameux code binaire. De là se sont développées des techniques qui ont donné naissance à l’informatique, puis à un vaste marché de la mémoire. En médecine, on s’est intéressé au code génétique, à l’immunologie, à la neurologie, tous ces systèmes qui sont basés sur les échanges d’informations.

L’apparition des ordinateurs a-t-elle changé notre conception de la mémoire?

Avec les machines, on fixe la mémoire et on lui donne une dimension quasi objective. Comme si la mémoire était la somme d’une quantité d’informations, stockées quelque part et restituées fidèlement. Petit à petit s’est développée l’idée que la mémoire de l’être humain fonctionne comme un ordinateur: on stockerait en nous des souvenirs et des informations qu’on restituerait tels quels à un moment donné. Le point de vue est intéressant. Mais il ne correspond pas à la réalité et a posé pas mal de problèmes. Dans le domaine judiciaire, par exemple, où on a jugé crédibles des témoignages comme s’ils étaient la restitution exacte des faits tels qu’ils se sont déroulés. Des innocents ont été condamnés sur la base de témoignages pour des crimes qu’ils n’ont pas commis…

Est-ce que l’hypnose permet à une personne de mieux se remémorer des événements tels qu’ils se sont déroulés?

Dans le passé, j’ai été sollicité par des avocats ou des juges qui me demandaient de faire une séance d’hypnose avec telle ou telle personne, par exemple pour quelqu’un qui ne se souvenait plus du visage de son agresseur. J’ai beaucoup étudié cette question pour en conclure que la technique n’était pas fiable. Un témoignage sous hypnose ne constitue pas une preuve.

Est-il possible qu’une personne qui n’a pas vu le visage de son agresseur se fasse une idée de lui en fonction de ce qu’elle imagine?

Oui, c’est ce qu’on appelle un «faux souvenir». Un souvenir qui donne une information fausse. C’est fréquent.

Nos souvenirs ne sont donc pas fiables?

Notre mémoire est changeante. De nombreuses expériences ont montré qu’on peut transformer des souvenirs et en faire de faux souvenirs. Nos souvenirs sont certes intéressants, mais ils ne sont pas véridiques. Ils n’ont même, pratiquement, aucune chance de restituer fidèlement un événement passé. En thérapie, le fait de pousser les gens à aller chercher dans leur mémoire des souvenirs dramatiques susceptibles d’expliquer leur maladie a abouti à une véritable épidémie du syndrome du faux souvenir qui a fait beaucoup de dégâts, en particulier lors d’accusations d’inceste. Les sociétés de psychiatrie ont travaillé sur ces questions et émis des mises en garde sur l’utilisation de tout ce qui était régression, recherche de souvenirs soi-disant refoulés et qu’il fallait retrouver.

Il y a aussi les souvenirs qu’on perd à jamais…

Les maladies de type Alzheimer nous questionnent beaucoup. Dans notre culture, une personne qui a de la peine à mémoriser ce qu’elle fait dans la vie quotidienne se déconnecte des autres et perd progressivement son identité. Une personne qui souffre d’Alzheimer peut se retrouver dans un univers où elle perçoit les choses comme 40 ou 50 ans plus tôt. Elle fait, en quelque sorte, un voyage dans le temps. Je ne pense pas qu’elle ait perdu la mémoire. Elle a surtout perdu la capacité de s’adapter à son environnement actuel. C’est pourquoi il est difficile d’entrer en relation avec elle. Le tout est de parvenir à trouver une nouvelle dynamique relationnelle, en s’adaptant à l’univers de perception de cette personne.

Qu’en est-il de la mémoire biologique?

La constatation est la même que pour la mémoire humaine. On a longtemps cru que la génétique était un code immuable, pour se rendre compte, ensuite, que la génétique évolue constamment en fonction de l’environnement. Les processus mnésiques des êtres vivants ne sont pas stables.

En quoi notre mémoire diffère-t-elle de celle des ordinateurs?

Aujourd’hui, la machine est plus forte que l’homme par sa capacité à traiter et à stocker les informations. Ce qui fait la force de l’être humain, ce n’est pas sa capacité à mémoriser, mais sa capacité à oublier, à sélectionner les souvenirs. Une fois que vous avez appris à conduire, vous le faites naturellement. Vous ne vous souvenez pas de la manière dont vous l’avez appris. La mémoire et le souvenir sont au service du présent, ils nous aident à nous adapter. Il y a en nous ce jeu subtil qui fait que l’oubli permet de laisser la place à d’autres choses dans notre vie, d’avancer. Mais nous avons un peu perdu cette dynamique.

Pour quelle raison?

Notre culture pratique le culte de la mémoire: nous sommes rivés sur nos mémoires personnelles ainsi que sur nos mémoires externes que sont les tablettes et les ordinateurs. Le risque est de se rigidifier. A force d’insister sur la mémoire, on fixe les souvenirs et cela peut engendrer une forme de souffrance par le fait qu’ils empêchent notre adaptation à l’instant présent. La victime d’une agression, par exemple, est souvent prise dans un processus judiciaire en vue d’établir les faits. On lui demande de se souvenir exactement de chaque détail. Donc elle ressasse en permanence, et entretient sa souffrance. Il est important de l’aider à donner a ce souvenir sa juste dimension, à le laisser derrière elle pour qu’elle puisse avancer. Nous avons beaucoup à apprendre, dans notre art de vivre, sur le fait que notre mémoire n’est pas fidèle et que nous pouvons jouer avec nos souvenirs. C’est très important. Nous pouvons apprendre à changer notre manière de voir le monde et améliorer ainsi notre qualité de vie.

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Paru dans Générations, Hors-série «Tout savoir sur notre mémoire», Novembre 2016.

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