«L’impact des gènes sur la santé ne doit pas être sacralisé»

Dernière mise à jour 10/06/24 | Questions/Réponses
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La Pre Béatrice Desvergne a touché à tout ou presque: médecine de premiers recours, anesthésie, philosophie, biologie moléculaire… pour finalement se passionner pour la génétique et la médecine personnalisée. Dans un livre* récemment paru, elle revient sur les intérêts et le futur de cette approche, qui favorise une prise en charge individualisée basée sur les prédispositions génétiques de chacun, mais aussi sur ses limites et les questions, notamment éthiques, qu’elle suscite. Entretien.

    

Comment qualifier la médecine personnalisée?

Bio express

1971-1978 Faculté de médecine, Université de Tours (France).

1981-1983 Licence en philosophie, Université de Rennes (France).

1984 Certificat de spécialisation en anesthésie et réanimation.

1992-2019 Professeure assistante, professeure associée, puis professeure ordinaire, Université de Lausanne (UNIL).

2012-2015 Doyenne de la Faculté de biologie et médecine, UNIL.

Depuis 2019 Professeure honoraire à l’UNIL.

2021 Experte pour la Commission européenne de la recherche (ERC).

2023 Parution de La médecine personnalisée*.

Pre Béatrice Desvergne: Il s’agit d’une médecine qui s’appuie sur les données biomédicales personnelles de chacun pour pouvoir cibler les traitements proposés. Née en 2004, elle se base sur la collecte, au niveau individuel, d’une masse importante d’informations biologiques, principalement génétiques. Dans certains cas, la médecine personnalisée, aussi appelée médecine de précision, peut prévenir la survenue de certaines maladies. Dans d’autres, elle peut guérir.

La médecine personnalisée est parfois qualifiée de «médecine des 4P». De quoi s’agit-il?

Les quatre «P» se rapportent à personnalisation (ou précision), prédiction, prévention et participation. Sachant, il est important de le préciser, que la prédiction n’a d’intérêt que s’il est possible de prévenir… Le terme de «médecine des 4P» désigne donc très clairement les quatre promesses intrinsèques de la médecine personnalisée. Pour parvenir à l’exercer, il faut avoir accès aux données génétiques. Et savoir les traiter. Identifier des profils particuliers demande de savoir gérer et interpréter de très nombreuses données.

Ce qu’il est possible de faire désormais grâce à l’intelligence artificielle (IA)?

Oui, mais actuellement, nous n’avons pas établi tous les liens possibles, et de loin pas, entre modification génétique et maladie. Nous sommes pour le moment dans la phase d’accumulation des données, phase pour laquelle nous avons indéniablement besoin de l’IA pour avancer. Mais encore faut-il pouvoir lui fournir des données correctement récoltées et traitées. C’est d’ailleurs l’un des défis aujourd’hui. Nous avons besoin de l’IA et de ses compétences mais ne devons pas perdre de vue ses limites et ses contraintes.

Dans quels cas la médecine personnalisée est-elle déjà proposée?

Elle l’est principalement dans trois domaines: les maladies rares, la pharmacogénétique et les cancers. Les maladies rares, qui se caractérisent par le fait qu’elles concernent moins d’une personne sur 2000, sont dans huit cas sur dix liées à l’altération d’un gène. Pour la mucoviscidose, par exemple, identifier le gène en cause a nécessité plus de trente ans de recherche. Grâce aux nouvelles techniques de séquençage du génome, la médecine de précision rend possible une identification très rapide d’une anomalie génétique donnée, qui permet à la fois d’améliorer le diagnostic, de prévenir les complications et de développer de nouvelles approches thérapeutiques.

La pharmacogénétique est quant à elle liée au fait que l’utilisation par l’organisme de certains médicaments dépend de quelques gènes qui modifient les substances actives dans le sang. Selon les variations génétiques présentes, les médicaments concernés seront alors plus ou moins bien tolérés et efficaces. Des tests génétiques liés à un médicament précis permettent de déterminer la dose à fournir à un patient donné, pour assurer l’efficacité du traitement tout en limitant ses effets secondaires.

Mais c’est dans le cadre du cancer que la médecine personnalisée amène déjà des progrès majeurs. Une cellule cancéreuse est en effet une cellule qui accumule des mutations génétiques. Celles-ci lui permettent d’échapper à tout contrôle par l’organisme. En identifiant ces mutations, propres à chaque cancer, la médecine de précision permet de proposer un traitement ciblé et personnalisé.

La médecine personnalisée ne soulève-t-elle pas des questions d’ordre éthique, par exemple lorsque l’on tente d’évaluer le risque de développer une maladie alors que l’on ne dispose pas de traitement efficace pour la traiter?

Oui, la médecine de précision pose de nombreuses questions, pour le patient comme pour le citoyen. Dès l’étape de la recherche, des questions éthiques se présentent, principalement autour de la récolte de données fiables et représentatives. Arrivent alors des interrogations et des nécessités un peu contradictoires entre, d’un côté, le consentement et la confidentialité pour les patients, et de l’autre, l’accessibilité de ces données pour les chercheurs. Il nous faut ainsi des banques de données qui répondent à ces critères de qualité tant techniques qu’éthiques. L’Académie suisse des sciences médicales est très active sur le sujet.

Viennent ensuite les questions suscitées par la pratique. À quoi sert par exemple de diagnostiquer une prédisposition pour une maladie pour laquelle nous n’avons aucune approche préventive ou thérapeutique? Qu’est-ce que cela apporte de savoir que l’on est porteur d’un «mauvais» gène? Il faut dans ce cas pouvoir accompagner la prédiction d’une prévention ou d’un traitement précoce efficace. Ce n’est qu’à cette condition que l’utilisation des données génétiques révélera son plein potentiel.

Ce ne sont là que quelques exemples de questionnements. Les volets économiques et sociétaux sont aussi très importants.

Vous paraissez très prudente en parlant de cette médecine personnalisée que vous avez beaucoup étudiée… Pour quelles raisons?

Je suis réellement convaincue de son intérêt et de son potentiel. La médecine de précision a selon moi un avenir prometteur et devrait exceller dans plusieurs domaines. Mais je pense aussi qu’elle sera peu utile ou inutile dans d’autres. Il est important de regarder au-delà des gènes. L’environnement, d’autres pathologies, les traitements médicamenteux, l’alimentation, les habitudes de vie, les comportements de chacun… tous ces facteurs jouent, avec la génétique, un rôle important et ont un impact fort sur notre santé. Ce que l’on mange, l’air que l’on respire, le stress, autrement dit tous les facteurs auxquels nous sommes exposés, influencent l’apparition et le développement d’une maladie. Les limites de la médecine personnalisée sont liées au fait que, à ce jour, elle se base essentiellement sur la génétique. Or, pour bon nombre de maladies communes telles que le diabète de type 2, les maladies cardiovasculaires ou les maladies neurodégénératives, la génétique pourrait ne jouer finalement qu’un rôle mineur. L’impact des gènes sur la santé ne doit pas être sacralisé. Il est important selon moi de regarder au-delà de la génétique et de ne pas oublier l’impact de l’environnement et des comportements individuels.

Vous militez finalement pour une médecine globale, faite de prévention, de génétique et de santé publique…

En quelque sorte. L’impact de la génétique sur notre état de santé doit être étudié et évalué. Mais les mesures de santé publique, notamment pour la prévention, sont aussi essentielles. Un rapprochement et une coordination entre la médecine personnalisée et la santé publique doivent se faire. Et ce binôme gagnerait à devenir un trio, avec l’intégration d’autres approches comme la médecine intégrative, cette dernière proposant des approches complémentaires telles que l’acupuncture, l’hypnose ou l’ostéopathie, très intéressantes… et d’ailleurs personnalisées! Enfin, cette médecine personnalisée doit être davantage discutée avec et pour les personnes directement concernées, soit les patients et citoyens. Nous devrions donc davantage débattre autour de cet important sujet de société.

_______

*Desvergne B. La médecine personnalisée. Éd. Savoir suisse, 2023.

Paru dans Planète Santé magazine N° 53 – Juin 2024

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