«Les stéréotypes de genre peuvent conduire à une issue mortelle pour les patient.e.s»

Dernière mise à jour 04/06/19 | Questions/Réponses
Un doctorat en médecine, un master en épidémiologie à Harvard et trois filles. Carole Clair est la preuve que l’on peut à la fois être femme, mère de famille et avoir une carrière réussie. Spécialiste du lien entre tabac et diabète, elle se dédie également à la thématique du genre en médecine. Avec un optimisme contagieux, elle s’attaque aux stéréotypes qui nuisent aux femmes médecins, mais aussi aux patient.e.s.

Bio express

1976 Naissance à Lausanne

2001 Diplôme de médecine

2008 Naissance de sa première fille

2009 Départ à Boston pour un postdoctorat

2010 Naissance de sa deuxième fille

2012 Naissance de sa troisième fille

2016 Titre de privatdocent et maître d’enseignement et de recherche à l’UNIL

2017 Création de la Commission Médecine & Genre

     

Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser aux thématiques de genre en médecine?

Dre Carole Clair  J’ai longtemps vécu dans l’illusion que l’égalité entre hommes et femmes était acquise. Le déclic a eu lieu à la naissance de ma première fille, née juste avant notre départ aux États-Unis. A Boston, j’ai découvert des modèles très ouverts: des professeur.e.s avec une excellente carrière scientifique qui dégageaient du temps pour leur famille. Une fois en Suisse, cela a été un dur retour à la réalité. J’avais l’impression de devoir faire mes preuves sur tous les plans: montrer ma motivation académique pour rester dans la course et justifier que ma carrière ne m’empêchait pas d’être une bonne mère. On me demandait sans cesse comment je gérais un 80% avec trois enfants, alors que du côté de mon mari, qui exerce aussi une profession médicale, la diminution du temps de travail lui a été refusée. Il y a vraiment un double standard entre ce qui est attendu d’un homme et d’une femme.

Sur les bancs des écoles de médecine, il y a davantage d’étudiantes que d’étudiants. Pourtant, les femmes sont toujours sous-représentées parmi les médecins, les chercheur.se.s et les enseignant.e.s. Pourquoi cette différence?

Les causes sont principalement structurelles. Le modèle professionnel médical demande un taux de travail peu compatible avec une vie de famille. Il y a des difficultés à stimuler la relève. Les hommes représentent la majorité des professeur.e.s et des chef.fe.s de clinique. Cette absence de modèles féminins est décourageante pour les jeunes femmes, qui représentent pourtant 60% des étudiant.e.s en médecine.

Dans la vie professionnelle, les femmes médecins se retrouvent confrontées à la croyance qu’elles sont moins compétentes que les hommes. Elles subissent le stéréotype qu’un certain taux de testostérone est nécessaire pour gérer une équipe. Même dans les milieux plutôt féminins, il y a une inégalité des chances. Dans les soins infirmiers, les femmes représentent 80% des employés, mais les postes de cadre sont occupés majoritairement par des hommes. Il y a un véritable plafond de verre qui limite l’ascension des femmes.

Quelles solutions peuvent être mises en œuvre pour lutter contre ces inégalités?

L’organisation doit être rendue compatible avec une vie familiale, en adaptant le temps de travail et en mettant en place des solutions de garde. Il faut également lutter contre les biais à l’engagement. Les commissions de recrutement doivent respecter des exigences de postulations féminines. Lors de l’évaluation du dossier, il faut être attentif aux biais inconscients. On a vu par exemple qu’une femme ne sera pas jugée assez autonome si elle a beaucoup de collaborations professionnelles, alors que pour un homme, ce même fait est considéré comme le signe d’un réseau étendu. Grâce à des commissions attentives au genre, on peut prendre des décisions équitables.

Les biais de genre sont présents dans le monde professionnel médical, mais qu’en est-il de la prise en charge des patient.e.s?

La médecine en elle-même est très genrée. Prenons le cas des maladies cardiovasculaires. La mortalité après un infarctus est plus élevée chez les femmes. Avant, les maladies cardiovasculaires survenaient davantage chez les hommes, car c’étaient surtout eux qui fumaient. La situation a changé, mais la prise en charge ne s’est pas adaptée. Il y a une tendance à passer à côté d’un problème cardiovasculaire chez les femmes. On va d’abord énoncer d’autres diagnostics, comme les crises d’angoisse. Même quand le diagnostic est posé, les patientes reçoivent moins souvent le traitement recommandé. La douleur est un autre exemple. Pour une même présentation douloureuse, un homme est davantage pris au sérieux qu’une femme. Il sera traité avec des opiacés, alors qu’on privilégiera les anxiolytiques pour elle.

Ces biais ne sont pas justifiés par des différences biologiques, mais par des croyances et des stéréotypes. C’est une distorsion grave de la prise en charge, qui peut conduire à une issue mortelle.

Est-ce uniquement dû à une différence d’interprétation ou les symptômes sont-ils aussi différents?

Les deux sont vrais. Dans la recherche, on part souvent du standard masculin, ce qui induit une médecine aveugle des différences. Les symptômes dits «typiques» ont été décrits sur la base de ceux présentés par les hommes. Pour l’infarctus, il s’agit d’une douleur dans la poitrine qui irradie dans la mâchoire et dans les bras. Chez les femmes, on observe souvent des présentations plus diffuses: une gêne dans la poitrine, sans franche douleur, avec des sensations de nausée. Est-ce que cette différence de sensation est liée au biologique, parce qu’elles ont des artères plus fines par exemple? Ou est-elle liée à l’éducation, qui pousse à exprimer la douleur de façon différente selon qu'on est un homme ou une femme? C’est une question encore ouverte.

Les biais de prise en charge sont-ils parfois en défaveur des hommes?

Oui, c’est notamment le cas de la dépression. Cette pathologie a traditionnellement été décrite chez les femmes. Quand on regarde les cas présentés en faculté de médecine il s’agit souvent d’une femme d’âge moyen. Par conséquent, c’est un diagnostic que l’on va évoquer moins rapidement chez les hommes. Les symptômes peuvent aussi être différents. On repérera moins la dépression si elle se manifeste par une agressivité que par les classiques tristesse et perte d’intérêt.

Comment peut-on lutter contre ces biais dangereux?

Heureusement, les connaissances évoluent! L’organe génital féminin, qui a longtemps été gommé dans les ouvrages d’anatomie, reprend sa juste place. Il faut maintenant revoir les livres que l’on présente aux étudiant.e.s, dans lesquels les cas d’infarctus étaient présentés par le cliché de l’homme de 60 ans avec de l’embonpoint et se tenant la poitrine. En affichant systématiquement des visuels masculins et féminins, on peut améliorer la prise en charge. Les campagnes auprès du public permettent également de déconstruire les clichés, comme l’a fait la Société suisse de cardiologie avec une campagne de sensibilisation des femmes vis-à-vis du risque d’infarctus.

Vous êtes la présidente de la Commission Médecine&Genre. Que mettez-vous en place avec cette équipe?

Nous intégrons le genre à l’enseignement de la médecine. Au programme de première année de bachelor figure un cours d’introduction au genre, suivi en première et deuxième années de master de cours d’approfondissement. Les étudiant.e.s peuvent également suivre des cours facultatifs pour approfondir le sujet. En parallèle, nous prenons contact avec les responsables de l’enseignement pour les encourager à intégrer la dimension du genre dans leurs cours. Le but est d’adopter un angle différent: présenter des cas d’étude masculins et féminins, expliciter les différences de manifestation d’une pathologie, etc.

L’égalité est-elle pour bientôt, tant du côté de la prise en charge que dans la profession médicale?

C’est difficile et ça bouge lentement. Quand on regarde le cas de l’inégalité salariale, c’est démoralisant. Mais je suis une optimiste de nature. On sent une volonté d’avancer. Il y a une augmentation des postes de femmes professeures. Dans la réforme fédérale de l’enseignement de médecine, il y a des objectifs d’apprentissage en lien avec le genre. Mais pour que les choses bougent, il faut une volonté politique derrière. Il faut transformer des normes sociétales de genre qui sont établies depuis très longtemps. C’est l’affaire de tout le monde!

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Paru dans Planète Santé magazine N° 34 - Juin 2019

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