«Un juge et un psychiatre peuvent travailler ensemble»

Dernière mise à jour 12/11/18 | Questions/Réponses
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L’un, Jean Fonjallaz, est docteur en droit et juge fédéral au Tribunal fédéral. L’autre, Jacques Gasser, est professeur à la faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne et directeur du Département de psychiatrie du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). A deux, ils ont entamé un dialogue sur les rapports entre la justice et la psychiatrie. Leur ouvrage, Le juge et le psychiatre*, fait la lumière sur le rôle de chacun et les relations entre la justice pénale et la psychiatrie.

Bios express

JEAN FONJALLAZ

1957 Naissance

1985 Doctorat en droit à la Faculté de droit de l’Université de Lausanne

1987 Brevet d'avocat

1987-1993 Avocat indépendant

1994-2001 Juge au Tribunal cantonal du canton de Vaud

2002 Juge au Tribunal fédéral de Lausanne

JACQUES GASSER

1956 Naissance

1987 Doctorat de la Faculté de médecine de l’Université de Lausanne

1990 Doctorat de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris

2011 Chef du département de psychiatrie du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV)

2017 Professeur ordinaire à la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne

Planète Santé: À quel public votre livre est-il destiné?

Jacques Gasser (J.G.): Il s’adresse aux professionnels, aux étudiants en droit et en psychiatrie, ainsi qu’à un plus large public: ceux qui veulent mieux comprendre ce que sont un procès et la justice. Ce n’est ni un traité de droit ou de psychiatrie légale, ni un ouvrage de vulgarisation. Il faut l’envisager comme un outil pratique qui répond aux questions relatives à l’élaboration d’une expertise psychiatrique dans le contexte de la justice pénale. C’est, à notre connaissance, le seul livre en français écrit conjointement par un juge et un psychiatre.

Quels étaient vos objectifs en écrivant ce livre à quatre mains?

Jean Fonjallaz (J.F.): En plus de la visée didactique, nous voulions démontrer qu’un juge et un psychiatre peuvent travailler ensemble et produire un ouvrage en commun.

Dans quels cas la justice fait-elle appel à des experts, en l’occurrence au psychiatre?

J.F.: La justice mandate des experts pour éclaircir des questions de faits pour lesquels le juge n’a pas les compétences. Comme le veut la loi, celui-ci demande une expertise psychiatrique dès le moment où il a un doute sur la responsabilité de la personne dans les actes qui lui sont reprochés. Mais également, dans la pratique, dès que les actes en cause sont particulièrement graves. Par exemple, dans les affaires de meurtre, on procède presque toujours à une expertise psychiatrique de l’accusé.

En quoi consiste le rôle de chacun?

J.F.: Le rôle du juge pénal est, pour l’essentiel, de décider si les actes commis constituent ou non une infraction pénale, et, si oui, de fixer la sanction. Le psychiatre, de son côté, doit déterminer si l’expertisé souffre d’un trouble mental et, si oui, évaluer si ce trouble est en lien avec les actes qui lui sont reprochés. Pour cela, il envisage l’ensemble de la personne. Contrairement au juge, il ne prend pas de décision, même si son avis peut avoir une très forte influence sur le prévenu expertisé.

Ce sont aussi deux visions différentes, n’est-ce pas?

J.F.: Oui. Le juge considère que chacun agit en principe selon sa propre volonté. Si une personne tue son voisin, c’est qu’il l’a décidé. Alors que le psychiatre considère que chacun est déterminé par sa personnalité, et le cas échéant, par son trouble mental. Autrement dit, la personne qui tue son voisin peut être déterminée par des circonstances pathologiques. Il peut avoir agi sous le coup d’un délire, par exemple. C’est le libre arbitre contre le déterminisme.

Tout l’enjeu de l’expertise psychiatrique réside donc dans le fait de déterminer la responsabilité du prévenu.

J.G.: Oui, et pour le faire, l’expert psychiatre doit d’abord déterminer si la personne est, ou non, atteinte d’un trouble mental et si le trouble est en relation avec l’infraction, ce qui n’est pas toujours le cas. Pour prendre un exemple, une personne schizophrène peut avoir enfreint le Code de la route, indépendamment de sa maladie. Il sera considéré comme pleinement responsable. Dans le cas où le trouble avéré est en relation avec l’infraction commise, l’expert doit alors déterminer dans quelle mesure le prévenu peut être tenu pour responsable de ses actes. Il devra ensuite évaluer le risque de récidive d’actes de même nature en lien avec la pathologie. Et, finalement, proposer un traitement qui pourrait diminuer ce risque.

Comment évalue-t-on ce risque?

J.G.: La détermination de la dangerosité d’un être humain, pro futuro, est une opération d’ordre prédictif qui ne relève actuellement que de manière très limitée de la science. La psychiatrie peut certes apporter quelques éléments de connaissance à cet égard, mais on ne peut prétendre une prédiction sûre. La criminologie peut aussi apporter des éléments pertinents. La réalisation d’un risque de récidive dépend de nombreux facteurs (conjugal, familial, social, professionnel, encadrement socio-éducatif et administratif, etc.).

De quelle façon l’expertise psychiatrique va-t-elle orienter la décision du juge?

J.F.: Le juge prononce une peine (amende, emprisonnement) ou une mesure, ou les deux. La mesure peut consister en un traitement ambulatoire, un traitement en milieu institutionnel ouvert ou fermé, voire un internement, selon l’état du prévenu et la gravité des faits reprochés. L’avis de l’expert est déterminant en ce qui concerne les mesures.

J.G.: La peine est infligée en relation directe avec les actes perpétrés, alors que les mesures prises ne le sont pas nécessairement. Elles sont surtout établies en fonction de la dangerosité présumée de la personne.

Conclure que l’accusé n’est pas tenu responsable de ses actes, n’est-ce pas les minimiser?

J.G.: Dans la société, on considère souvent, à tort, qu’être jugé irresponsable est un bénéfice pour la personne. Or, dans les faits, la réalité est très différente. Si une personne irresponsable est considérée comme présentant un risque de récidive, la mesure prise contre elle sera d’autant plus lourde que le danger pour la société est important. Les mesures peuvent s’avérer en définitive plus sévères qu’une peine d’emprisonnement.

Avez-vous parfois le sentiment que le travail du psychiatre est mal compris?

J.G.: Oui. On a l’impression que les psychiatres, en cherchant à comprendre les actes, les excusent, mais c’est faux. Expliquer ne veut pas dire excuser. Aussi, on entend souvent: «Il est dépressif, parano, c’est un simulateur, etc.», comme s’il y avait une connaissance largement partagée des questions psychiatriques, mais ce n’est pas le cas. Psychiatre spécialiste en forensique est un métier qui exige une longue formation et une spécialisation.

Un mot pour conclure?

J.G.: J’éprouve une certaine inquiétude face au manque d’intérêt donné à la responsabilité de la personne, au profit de l’aspect sécuritaire. Il faut rappeler que le fait de considérer différemment les actes d’une personne souffrant de troubles psychiques était vu depuis la fin du XIXe siècle comme une mesure de protection de ces personnes. Actuellement, le fait de souffrir d’une maladie mentale est plutôt considéré comme un facteur de dangerosité supplémentaire dont la société doit se protéger. Si elle doit évidemment se défendre des personnes qui mettent en danger ses citoyens, cela ne devrait pas se faire à l’encontre des droits des personnes souffrant de troubles mentaux.

J.F.: L’humanisation apportée par les psychiatres est utile dans une perspective de réinsertion des personnes à moyen et à long terme. Il reste la question du lieu de traitement de ces personnes. Il n’existe pas ou pas assez d’établissements appropriés avec des professionnels formés. C’est un vrai problème.

__________

* Le juge et le psychiatre, une tension nécessaire, Ed. Stämpfli et Médecine & Hygiène, 2017.

Paru dans Planète Santé magazine N° 31 - Octobre 2018

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