Science et conscience: l’étude de la conscience est la clé de nombreux dilemmes éthiques

Dernière mise à jour 17/09/12 | Article
Science et conscience: l’étude de la conscience est la clé de nombreux dilemmes éthiques
L'étude de la conscience humaine est un champ d'étude scientifique en plein essor; plusieurs expériences mettent en lumière quelques détails passionnants sur ce thème.

Comment qualifier la conscience? Il serait tentant de l'apparenter à une forme de magie. Dans la religion, elle prend la forme de l'âme mystérieuse – et à première vue, le concept de «conscience» semble bien étranger à la science. Mais dans plusieurs domaines (l'étude de ce qui différencie la vie de la non-vie, par exemple), la prétendue magie a été peu à peu dissipée par de rigoureuses observations scientifiques. La conscience est en passe de vivre une révolution similaire.

L'étude de la conscience humaine est un champ d'étude scientifique en plein essor; plusieurs expériences mettent en lumière quelques détails passionnants sur ce thème – le plus intime de tous. Dans mon ouvrage (The Ravenous Brain), je décris les dernières avancées de la science de la conscience, et j'explique que nous sommes sur le point d'établir un baromètre de la conscience – une façon de mesurer les niveaux de conscience chez tout être capable de ressentir le monde qui l'entoure. De toutes les questions auxquelles la science n'a pas encore apporté de réponse, la conscience est – à bien des égards – la plus importante.

La nature de la conscience constitue une interrogation cruciale pour la science en elle-même. Mais elle est également la source de l'un des dilemmes éthiques les plus fondamentaux – et les plus épineux. 

Sur le plan personnel, la conscience abrite le sens de la vie. Tous les moments auxquels nous attachons de l'importance (tomber amoureux, être témoin du premier sourire de son enfant, un séjour enchanteur en montagne) sont bien évidemment des évènements consciemment vécus. Si aucun de ces évènements n'étaient conscients, si nous ne pouvions en faire l'expérience via notre conscience, alors nous ne nous considérions pas comme des être vivants à part entière – du moins pour ce qui est des aspects fondamentaux de l'existence.

Que je me délecte d'un moment de plaisir intense ou que j'éprouve une tristesse déchirante, je sais que le privilège et la passion de l'expérience se cache derrière chaque aspect de la vie. Notre conscience est l'essence de nous-mêmes,  tels que nous nous percevons. Elle est la citadelle de nos sens, le melting pot de nos pensées, l'accueillante demeure abritant l'ensemble des émotions qui nous heurtent ou nous apaisent. En somme, la conscience est le véhicule de nos vies – ni plus, ni moins.

Certains philosophes et autres scientifiques estiment que la conscience pourrait n'être qu'un effet secondaire et inutile des processus cognitifs en action. Je pense tout au contraire que nos consciences pourraient bien être la source de nos plus grandes réalisations intellectuelles, qu'il s'agisse d'art ou de science. Que notre créativité et notre perspicacité naissent ou non de notre intellect inconscient (l'importance de l'inconscient est à mon sens surévaluée), une chose est sûre: notre conscience est le vecteur qui nous permet d'examiner ces merveilles d'inspiration – et le moteur qui nous permet d'en faire des réalités.

Il n'est guère surprenant que les questions liées à la conscience soient au cœur de nombre des débats éthiques les plus fondamentaux, dont ceux de l'avortement et du droit à la vie. Je profite de cette discussion pour laisser libre cours à ma fierté de jeune papa – et glisser quelques photographies de ma fille, Lalana, au cœur de l'article (ci-dessous). L'échographie a été réalisée à mi-grossesse (vingt semaines). Peu après, ses coups de pied se sont fait sentir.

Lalana

D.R.

La seconde image est une photographie récente. Lalana est une petite fille de deux ans; elle n'arrête pas de courir en tous sens, et dispose d'un vocabulaire de quelques centaines de mots. Elle peut nous parler d'évènements survenus il y a quelques jours, voire quelques semaines – et ce parce que ces souvenirs lui procurent souvent un sentiment d'excitation intense. Elle peut également conserver en mémoire des vœux qu'elle souhaite voire se réaliser. Prenons un exemple: nous lui disons, au détour d'une conversation, qu'elle pourra faire des bulles lorsque nous seront rentrés à la maison. A peine la porte d'entrée franchie, plusieurs heures plus tard, la voilà qui s'élance vers l'étagère abritant le tube à bulles et qui s'écrie: «Bubulles! Bubulles!». Elle a des avis très arrêtés; sait ce qu'elle aime et ce qu'elle déteste - et sa personnalité (sensibilité émotionnelle, effronterie, et une opiniâtreté inquiétante) est déjà bien marquée.

Je me pique d'objectivité depuis le début de ma vie d'adulte. J'ai toutefois découvert –- avec un certain embarras – que ma fille était la principale exception à cette règle. La force de mon amour pour elle me déconcerte - tout comme la fierté qu'elle m'inspire, et la facilité avec laquelle je déforme la réalité pour la rendre exceptionnelle en tous points. Mais lorsqu'il m'est possible de prendre du recul, une question m'apparait: à quel stade ma fille est-elle devenue consciente? Elle l'est aujourd'hui, bien évidemment, puisqu'elle peut me confier ses pensées par oral. Mais quand a-t-elle commencé à ressentir le monde qui l'entoure? Sur le plan personnel et instinctif, j'estimais que ses premiers éclats de rire face à mes pitreries (lorsqu'elle était âgée de quelques mois) étaient la preuve de l'existence d'une conscience significative. Mais était-elle consciente bien avant cette période? L'était-elle dans le ventre de sa mère, lorsqu'elle donnait coup de pied sur coup de pied? L'apparition de sa conscience ne date-t-elle que du jour de sa naissance, lorsqu'elle a ouvert les yeux sur le monde extérieur pour la première fois?

 Cette interrogation est bien plus qu'une simple question de curiosité personnelle. Aux Etats-Unis, des personnes ont été assassinées pour avoir pratiqué des avortements. Dans de nombreux autres pays, l'avortement est illégal, et ce même dans les cas de viols; plusieurs hommes politiques américains de premier plan (et notamment le candidat républicain à la vice-présidence Paul Ryan) soutiennent l'adoption de lois similaires, des lois pour le moins sévères. Ces prises de position sont certes souvent motivées par la religion, mais certains opposants à l'avortement soutiennent que les fœtus sont déjà conscients - et qu'ils peuvent même ressentir la douleur. Plusieurs Etats américains se sont appuyés sur cette théorie pour restreindre plus avant les droits des femmes: l'Arizona est ainsi le dernier Etat en date à interdire les avortements au-delà de vingt semaines de grossesse.

Quel éclairage la science peut-elle nous apporter à ce sujet? Les faits sont là: nous savons qu'un fœtus réagit lorsqu'il est confronté à la lumière, aux sons et aux odeurs, et que ces réactions peuvent prendre la forme d'expressions faciales. Nous savons également que ces réactions sont générées par les régions les plus primitives du cerveau, celles qui ne sont pas liées à la conscience; ces réactions ne permettent donc en aucune façon de prouver à elles seules la conscience du fœtus. Par ailleurs, le fœtus est naturellement sous sédation du fait de l'action d'une série de produits chimiques générés par le placenta; il lui serait donc très certainement impossible de prendre conscience in utero, même s'il en était capable. On peut donc en déduire qu'il ne peut faire l'expérience de la douleur.

Mais que se passerait-il si l'on retirait un fœtus de l'utérus, le privant par là-même des fameux produits chimiques à effets sédatifs? Le fœtus s'éveillerait-il brusquement au monde extérieur? On estime que l'humain adulte ne peut être conscient que si deux régions cérébrales sont intactes, en bon état de fonctionnement, et capables de communiquer entre elles. Tout d'abord le thalamus, sorte de station-relais située au milieu du cerveau et reliant de nombreuses régions. Ensuite le réseau préfrontal-pariétal, la zone la plus polyvalente et la plus importante du cortex. Lorsque l'une ou l'autre de ces deux zones est sévèrement endommagé, le malade est le plus souvent plongé dans un état végétatif, et ne manifeste presque aucun signe de conscience.

Quand ces régions cérébrales se  forment-elles chez le foetus? Ce n'est qu'au bout de la vingt-neuvième semaine que le réseau reliant ces différentes zones s'établit; il faut ensuite compter un mois de plus pour que le thalamus et le reste du cortex commencent à communiquer normalement – comme le révèlent les ondes cérébrales. La conscience – du moins, ce que nous considérons comme la conscience humaine – est donc très certainement étrangère au fœtus avant – environ – la trente-troisième semaine de grossesse. Scientifiquement parlant, on ne peut donc invoquer la souffrance du fœtus  pour justifier la restriction du droit à l'avortement, du moins pour la majorité du temps que dure la grossesse. Ces informations ont grandement influencé mon opinion sur la question; je suis donc partisan du droit à l'avortement.

Un autre dilemme moral repose sur le concept de conscience: celui des droits des animaux. Chaque année,  nous mangeons – en moyenne – l'équivalent du double de notre poids en aliments d'origine animale. La production alimentaire et l'expérimentation animale pourraient faire souffrir des dizaines de millions d'animaux, année après année.

Si les humains étaient les seuls animaux doués de conscience, la chose serait sans gravité – sans conscience, pas de douleur. Mais si ces animaux (à qui l'on prête généralement des capacités mentales particulièrement limitées – volailles, poissons…) disposent d'une conscience substantielle et d'une capacité de souffrance significative, la douleur et l'inconfort que nous leur infligeons sont-ils justifiés?

Si la science inventait un moyen de détecter l'existence d'une conscience chez le reste du règne animal, et si elle nous permettait, le cas échéant, d'évaluer l'étendue de cette conscience, l'ensemble des questions éthiques relatives au débat sur les droits des animaux en serait fondamentalement bouleversé.

A première vue, le problème semble insoluble: les animaux ne parlent pas; ne peuvent nous dire qu’ils sont conscients. Mais un nombre pour le moins surprenant de nouveaux éléments nous permettent d’en savoir plus. D’une, nous pouvons distinguer quelles espèces qui disposent de régions cérébrales proches de celles qui sont indispensables à la conscience humaine – à savoir le thalamus et le réseau préfrontal-pariétal. La plupart des mammifères partagent ces structures à divers degrés, ce qui nous permet de supposer qu’ils disposent bel et bien d’un niveau de conscience significatif. Mais cette approche est problématique: elle met de côté la possibilité que des espèces très éloignées puissent avoir développé leur capacité de conscience de manière indépendante. Les corbeaux peuvent ainsi utiliser une série d’outils pour capturer une larve dodue, et les pieuvres parviennent à dévisser le couvercle d’un pot contenant un crabe particulièrement alléchant. Ces animaux ne disposent certes pas de cortex, mais ils sont animés par une activité mentale qui serait qualifié par beaucoup de «conscience».

Les principales théories scientifiques traitant de la conscience s’accordent aujourd’hui sur un point: cette entité pourrait être liée à une certaine forme de traitement de l’information, qui lierait plusieurs séries de données entre elles, et qui reposerait sur une architecture de réseau bien particulière. L’une de ces théories – et sans doute la plus populaire de toutes – demeure la théorie de l’intégration de l’information de Giulio Tononi. Selon elle, la conscience est un continuum qui s’étend à l’ensemble du règne animal. Si tel était bien le cas, un simple ver nématode (qui ne dispose que de quelques centaines de neurones) disposerait donc d’un niveau de conscience (certes limité). Si cette théorie s’avérait en partie exacte, elle modifierait radicalement la façon dont nous traitons les animaux – quels qu’ils soient.

Mais même si nous partions du principe qu’il existe un continuum de conscience, ce concept ne nous serait pas d’une grande aide pour ce qui est des questions relatives aux droits des animaux. Reprenons l’exemple du ver: ce dernier dispose peut-être d’une forme (limitée) de conscience, mais sa perception du monde est incroyablement plus restreinte que celle d’un être humain. Il serait plus pertinent – pour ce qui est des questions d’éthique – de déterminer, à l’aide d’une méthode scientifique, quels animaux disposent d’une forme avancée de conscience; notamment la conscience de soi. Il est possible de pratiquer le test du miroir: on marque la tête d’un animal d’une tache de peinture, avant de le placer devant une glace. De nombreux animaux se contentent d’attaquer ou de fuir leur reflet, qu’ils considèrent comme un ennemi – mais quelques espèces se reconnaissent, et le montrent en tentant d’effacer ou du moins en examinant l’étrange tache. C’est le cas des chimpanzés, des orang-outangs, des gorilles, des dauphins, des éléphants, des cochons (dans leur cas, le test est modifié) et même des pies. Mais cette liste d’espèce va sans doute s’enrichir: de plus en plus d’animaux sont soumis à ce test, modifié pour s’adapter à leurs particularités.

Il existe un autre facteur, déterminant, indiquant une conscience supérieure: la «métacognition» (la conscience – et la capacité d’analyse – de son propre intellect). Exemple: «Je suis certain d’avoir vu un chat dans la forêt»; «Peut-être que tu as aperçu un chat, mais moi, je n’ai rien vu». Chez l’humain, cette capacité est considérée comme une preuve irréfutable de l’existence d’une conscience. Mais notre espèce n’a pas l’apanage de cette capacité.

Chez les autres espèces, la métacognition est souvent mesurée à l’aide d’un système de pari: l’animal est confronté à un stimulus, et doit choisir entre deux boutons. Le premier lui promet une portion conséquente de nourriture, mais uniquement s’il a bien interprété le stimulus (pari risqué); le deuxième lui donne accès à une petite portion, et ce même s’il se trompe (risque nul). Si l’animal dispose d’un haut niveau de métacognition (autrement dit, s’il est conscient de sa méconnaissance ou de sa bonne connaissance d’un stimulus donné), il pressera le bouton à haut risque lorsqu’il est certain de connaître la bonne réponse, et l’autre bouton lorsqu’il se sait incapable de la deviner. Plusieurs espèces d’animaux sont dans ce cas – notamment les singes et les grands singes. Ces espèces font montre de capacités cognitives avancées; chez l’humain, ces capacités suffisent à prouver l’existence d’une conscience.

A mon sens, ces données tendent à prouver que les espèces capable de se reconnaître dans le miroir (ou qui montrent des capacités métacognitives substantielles) disposent d’une forme de conscience avancée. Nombre d’espèces n’ont pas été soumises à ce test, et il nous est impossible de savoir si la conscience leur fait défaut (il se pourrait également qu’elles n’aient pas été testées de manière adéquate). Dans ces conditions, la prudence voudrait que nous considérions l’ensemble des mammifères et la pieuvre (la liste véritable pourrait être beaucoup plus longue) comme des espèces douées de capacités cognitives significatives.

C’est pourquoi je suis végétarien. Plusieurs éminents spécialistes de la conscience  le sont aussi. Le droit à la vie et l’interdiction de la torture doivent à mon sens s’étendre aux animaux qui sont capables de reconnaître leur reflet, qui font montre d’une métacognition évidente ou qui parviennent à utiliser des outils sur une longue  période; ce choix relève selon moi de la cohérence morale. Le fait de retirer ces animaux de l’industrie alimentaire et d’adopter des lois permettant de les protéger en fonction de leurs niveaux de conscience constituerait une avancée radicale. Mais il faudra encore à mon sens attendre bien longtemps avant qu’un leader politique décide de s’y atteler. Ces mesures – motivées autant par l’empathie que par la cohérence – permettraient pourtant de rompre avec la façon dont une large part de notre société traite les animaux. Elles permettraient également de prendre acte des avancées réalisées par la science, cette science qui nous permet de mieux comprendre la vie intellectuelle des différentes espèces.

Les travaux de recherche consacrés à la conscience permettent de répondre à d’autres questions de nature politique. Comment mesurer le niveau de conscience d’un malade souffrant d’un grave traumatisme cérébral, plongé dans un état végétatif chronique? A quel stade devrions-nous le laisser mourir? Nous faudra-t-il déterminer le statut moral des formes de conscience artificielles dans les décennies à venir – et réfléchir aux droits dont ces êtres devront être investis?

Voilà pourquoi la science de la conscience est un domaine de toute première importance: loin de fonctionner en circuit fermé, il permet de répondre à nombre de nos dilemmes moraux. Et si vous vous intéressez aux principaux débats politiques de notre époque, je ne saurais trop vous conseiller de suivre l’évolution de ce champ d’étude.

Article original: http://www.slate.com/articles/health_and_science/science/2012/09/consciousness_science_and_ethics_abortion_animal_rights_and_vegetative_state_debates_.html

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