«L’anesthésie est une discipline de l’ombre»

Dernière mise à jour 02/03/22 | Questions/Réponses
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Spécialiste en anesthésie et réanimation, le Pr Patrick Schoettker est une référence en Suisse et au niveau international dans la prise en charge des patients chez qui les voies respiratoires sont difficiles d’accès. Nommé professeur ordinaire de l'Université de Lausanne (UNIL) et médecin-chef du Service d’anesthésiologie du Département des Centres interdisciplinaires du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) en août dernier, il nous parle de sa spécialité. Plongée au cœur de l’anesthésie.

Un peu plus de la moitié des patients admis au CHUV en 2020* ont subi une prestation d’anesthésie. Pourtant, l’anesthésiologie reste une discipline méconnue…

      

Bio express

1967: Originaire d’Argovie, naissance à Genève.

1994: Diplôme fédéral de médecin et thèse MD, Université de Lausanne. Médecin assistant en médecine interne à l’Hôpital d’Yverdon, au Service des soins intensifs chirurgicaux des HUG, puis formation en anesthésie au CHUV.

1995: Marin à bord du voilier «Merit Cup» de Pierre Fehlmann.

2000: Fellowship en anesthésie d’urgence et polytraumatologie au Sydney Liverpool Hospital et au Care Flight Helicopters à Sydney, Australie.

2002: Titre de spécialiste en anesthésie et réanimation.

Dès août 2021: Professeur ordinaire à l’UNIL et médecin-chef du Service d’anesthésiologie du CHUV.

Pr Patrick Schoettker:  On parle beaucoup des progrès de la médecine et de la chirurgie, mais ces derniers ont été possibles en grande partie grâce aux progrès de l’anesthésie. Le personnel médico-infirmier de l’anesthésie peut ainsi s’occuper avec succès de patients de plus en plus âgés et malades, et les accompagner lors de procédures complexes. Les anesthésistes sont partout dans l’hôpital: en salle d’opération, aux soins intensifs, à bord des hélicoptères, aux urgences. Pourtant, ils sont dans l’ombre.

Votre rôle est souvent méconnu du grand public également. Au sein du bloc opératoire, vous jouez cependant un rôle central pour le patient…

Oui. Tout le monde se rappelle du nom du chirurgien qui l’a opéré, mais personne ne se rappelle de celui de l’anesthésiste. Certains patients se souviennent toutefois de notre regard et de notre voix. À juste titre, puisque l’anesthésiste est celui qui accompagne le patient tout au long de son parcours en soins aigus: avant – quand il s’agit d’une chirurgie élective et programmée –, pendant et après l’opération. Nous sommes là pour faire en sorte que tout se passe bien pour le patient et qu’il s’endorme et se réveille dans les meilleures conditions possibles. Nous veillons à son confort, à sa sécurité et gérons les problèmes qui peuvent survenir. Nous devons faire la synthèse entre le patient lui-même (ses médicaments, ses maladies, etc.), la chirurgie qu’il s’apprête à vivre et l’environnement dans lequel elle se déroule. En médecine d’urgence, qui représente 30 à 40% de notre travail, on est face à des situations imprévues. On doit réfléchir très rapidement, intégrer ce qu’on comprend de la situation et de la personne que l’on a devant nous, tout en anticipant les besoins.

En participant à tout type de chirurgie, l’anesthésiste est à la croisée des différentes spécialités médicales. Diriez-vous que c’est une façon très complète d’exercer la médecine?

Oui. C’est ce qui rend ce métier si beau. On est un peu le généraliste de l’hôpital, parce qu’on a cette vision très translationnelle, mais toujours centrée sur le patient. On intervient en cardiologie, aux urgences, dans le Centre des grands brûlés… Il n’y a aucun endroit de l’hôpital où l’anesthésiste n’est pas présent. Après vingt ans de travail comme anesthésiste ou urgentiste au CHUV, j’ai été appelé partout et j’ai rencontré presque tout le monde. On connaît à la fois très bien les lieux, mais aussi le matériel et les équipements. On amène une manière ultra-rapide de réfléchir, une certaine compréhension du patient et des compétences pratico-techniques dans un environnement de stress.

Quelles qualités humaines faut-il avoir?

L’anesthésie est un vrai travail d’équipe. En salle d’opération, on travaille toujours en binôme avec un infirmier anesthésiste. Le talent d’un bon anesthésiste est de connaître, comprendre et maximiser les compétences de chacun et de savoir gérer les imprévus dans un espace-temps très réduit, de l’ordre de la seconde.

Pourquoi avoir choisi cette spécialité?

J’ai commencé l’anesthésie pour faire de la médecine d’urgence. Pendant dix ans, j’ai exercé à bord d’hélicoptères ici et en Australie. Puis je me suis dit que le monde hospitalier était l’étape suivante pour le patient et je me suis concentré sur l’anesthésie en salle d’opération.

Qu’est-ce qui a évolué depuis vos débuts?

La technologie a permis de mieux comprendre un certain nombre de maladies ainsi que le patient lors de la visite préopératoire. Nous avons actuellement à disposition une palette de stratégies d’anesthésie, dont le choix est dicté par les besoins individuels du patient et du chirurgien. Pendant l’opération, nous avons accès à une multitude de techniques et technologies pour le suivi, en temps réel, des fonctions vitales. On transforme ce qu’on voit – la fréquence cardiaque, la saturation en oxygène, la respiration, etc. – en actes. On fait une synthèse entre les données du monitoring et le raisonnement physiopathologique qu’il y a derrière et on s’adapte constamment. Grâce à la technique, on se concentre davantage sur l’humain et on est beaucoup plus proches du patient. Les progrès dans la compréhension des maladies, dans le monitoring et la pharmacologie sont tels que l’anesthésie est plus sûre aujourd’hui que de prendre un avion charter. Le bloc opératoire est l’endroit le plus sûr de l’hôpital, en raison de la concentration maximale d’experts autour d’un seul patient.

Vous êtes très actif dans la recherche médicale. Vous avez notamment développé des techniques de prise en charge pour les patients avec voies aériennes difficiles. De quoi s’agit-il?

Lorsqu’on anesthésie une personne, elle arrête de respirer et nous avons trois à quatre minutes pour procéder à la ventilation artificielle et à l’intubation, pour qu’elle continue de respirer et recevoir de l’oxygène. L’intubation est la principale cause de mortalité en anesthésie, en particulier chez des patients complexes, avec des tumeurs déformantes dans la zone ORL. J’ai développé une technique automatisée pour anticiper ce qu’on appelle la «voie aérienne difficile». Il s’agit de prendre des images du patient lorsqu’il est réveillé et de mettre en évidence, grâce à des logiciels, ses caractéristiques morphologiques. On peut ainsi mieux préparer l’intubation, c’est-à-dire faire venir les bonnes personnes au bon moment avec les bons équipements.

L’autre gros axe de recherche est l’amélioration du suivi et de la compréhension des fonctions vitales par l’utilisation de capteurs optiques, par exemple. Les algorithmes permettent de reconnaître des caractéristiques spécifiques chez le patient. Le CHUV, qui est un centre de référence pour les patients polytraumatisés et de médecine hautement spécialisée (MHS), gère des situations cliniques complexes. Il a fallu trouver des techniques qui n’existaient pas encore. Leur fondement clinique et leur aspect pratique font qu’elles ont beaucoup de succès à l’étranger.

Quel impact la crise sanitaire a-t-elle eu sur votre activité?

Lors de la première vague, les médecins anesthésistes et le personnel du bloc opératoire ont joué un rôle fondamental. En 48 heures, nous avons transformé un bloc opératoire en unité de soins intensifs pour y faire de la médecine intensive mais dans un autre espace-temps. Nous avons montré notre polyvalence et notre savoir-faire en matière de coma pharmacologique et d’assistance respiratoire artificielle pour les patients Covid.

En tant que professeur ordinaire de l’UNIL et chef du Service d’anesthésiologie du Département des Centres interdisciplinaires du CHUV, quelle vision souhaitez-vous insuffler à vos équipes et aux médecins en formation?

La médecine aiguë est un environnement très stimulant mais stressant. Le médecin-anesthésiste est une sorte d’éponge qui doit absorber ce stress. Nous devons le transformer et amener une ambiance positive et constructive à toute l’équipe, pour le bien du patient. Pour cela, il est très important de connaître ses limites personnelles et de savoir s’entourer. On sélectionne très tôt les jeunes médecins aptes à gérer cette pression, car on ne peut pas changer la complexité des situations. Ensuite, on fait beaucoup d’entraînements par simulation et des debriefings. Nous en sortons tous grandis grâce à cela et la progression est continue, à tout stade du métier.

Si l’anesthésie est devenue très sûre, qu’est-ce qui doit encore être amélioré pour le bien des patients?

Nous nous sommes beaucoup concentrés sur la salle d’opération. Les progrès doivent maintenant porter sur le périopératoire, c’est-à-dire l’avant et l’après. Car, paradoxalement, les problèmes de l’anesthésie se passent principalement en dehors de la salle d’opération dorénavant. Nous devons apprendre à mieux prévenir les incidents post-opératoires, comme les infarctus par exemple.

______

* 27’000 patients sur 50’000 admissions.

Paru dans Planète Santé magazine N° 44 – Mars 2022

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