La suisse face au manque de médicaments

Dernière mise à jour 17/06/25 | Article
PS57_Suisse face au manque de médicament
Depuis une vingtaine d’années, certaines molécules sont régulièrement en rupture de stock dans les officines suisses. Après l’aboutissement d’une initiative sur un approvisionnement médical sûr fin 2024, le Conseil fédéral travaille désormais sur un contre-projet qui devrait être présenté sous peu.

La Suisse, pays de l’industrie pharmaceutique reconnu dans le monde entier, est victime, comme ses voisins européens, d’une pénurie de médicaments. Antibiotiques, antidiabétiques, analgésiques, molécules contre les maladies cardiovasculaires ou encore anesthésiants: la liste des traitements concernés est longue et le phénomène ne date pas d’hier. Pire, il n’a fait qu’empirer depuis la pandémie de Covid-19, puis la guerre en Ukraine... «La pandémie a attiré l’attention du public sur cette problématique qui existe depuis bientôt vingt ans. La délocalisation de la production, principalement en Chine, en Inde et au Pakistan, ainsi que la concentration de la fabrication de certaines molécules dans une seule usine parfois, met le système sous pression. Il suffit alors de peu de chose pour que l’approvisionnement ne soit plus garanti en Europe», explique Thierry Buclin, professeur honoraire au Service de pharmacologie clinique du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Martine Ruggli, présidente de pharmaSuisse, la société suisse des pharmaciens, précise: «Pour un tiers des principes actifs qui viennent régulièrement à manquer, il n’y a qu’un seul et unique fournisseur mondial. Pour un autre tiers, il n’y en a que deux. Cela est très risqué. Malheureusement, la Suisse ne s’est pas rendu compte de cela avant que la chaîne d’approvisionnement ne soit perturbée en raison du Covid-19. Aujourd’hui, de nombreux médicaments manquent, et pendant de longues périodes. Il faut impérativement rapatrier la production des principes actifs essentiels en Europe!»

Les traitements bon marché en question

Cependant, produire en Asie, où la main-d’œuvre est moins chère et les normes environnementales moins rigoureuses, est bien plus avantageux pour l’industrie. Ce n'est donc pas un hasard si, parmi les nombreux médicaments qui font défaut en Suisse, la plupart sont bon marché. «Ils ne rapportent plus rien à l’industrie pharmaceutique qui serait bien contente s’ils n’étaient plus disponibles. Elle pourrait ainsi les remplacer par des molécules plus récentes, encore sous brevet et donc bien plus rentables», poursuit Thierry Buclin. Et Martine Ruggli d’ajouter: «Ne vaudrait-il pas la peine de payer un peu plus certains de ces médicaments bon marché pour garantir leur disponibilité? Si le prix du beurre peut augmenter en fonction du marché, pourquoi celui du paracétamol ne pourrait-il pas faire de même? L’industrie pharmaceutique menace déjà de cesser de produire certaines molécules si les prix n’augmentent pas!» L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) n’est pas contre l’idée de renoncer, sous certaines conditions, à la baisse des prix, voire d’autoriser leur augmentation si cela peut éviter le retrait de médicaments du marché.

Une Initiative, Un Contre-Projet Et Beaucoup De Patience

Pour lutter contre la pénurie de médicaments, l’initiative suisse «Oui à un approvisionnement médical sûr», portée, entre autres, par des médecins, pharmaciens, droguistes, laborantins, organisations de l’industrie et de la logistique pharmaceutiques et de protection des consommateurs, a été déposée à Berne fin 2024. En février dernier, la Confédération a annoncé qu’elle travaillait sur un contre-projet. Dans un communiqué1, elle explique: «Pour la population et le bon fonctionnement du système de santé, il est essentiel que la Suisse soit approvisionnée de façon optimale en médicaments et autres biens médicaux. Le Conseil fédéral partage donc les préoccupations générales de l’initiative “Oui à un approvisionnement médical sûr” et entend renforcer la disponibilité des produits thérapeutiques essentiels. Il estime toutefois que l’initiative n’est pas assez efficace et ciblée pour améliorer la situation et la rejette.»

Mais Martine Ruggli, présidente de pharmaSuisse, est optimiste: «Des mesures productives ont désormais plus de chances d’aboutir. Notre initiative a permis de faire pression et je suis satisfaite que la Confédération travaille à l’élaboration d’un contre-projet.» Un avis partagé par Enea Martinelli, pharmacien-chef à l’Hôpital d’Interlaken: «Cela fait vingt ans que rien ne se passe, la pression de l’initiative a porté ses fruits. Maintenant, j’espère que tous les acteurs concernés vont travailler ensemble afin d’aboutir à des solutions.»

Parmi celles évoquées par la Confédération: la répartition des compétences entre elle-même et les cantons. Aujourd’hui, elle «ne peut intervenir qu’en cas de menace de graves pénuries de médicaments vitaux et lors d’épidémies (…). Selon la répartition actuelle des compétences, les cantons doivent garantir les soins de santé, et il incombe en premier lieu à l’économie d’assurer l’approvisionnement en produits thérapeutiques et en biens médicaux. Toutefois, le marché n’assure pas un approvisionnement sans faille –et les cantons disposent de moyens limités pour lutter efficacement contre les causes et les conséquences, souvent internationales, des perturbations touchant l’approvisionnement. Le Conseil fédéral partage donc l’objectif général de l’initiative visant à renforcer les compétences de la Confédération», lit-on encore dans son communiqué de février2025.

Le contre-projet sera présenté en juin.

Des stocks obligatoires pour certains médicaments

Fait en partie rassurant, les médicaments vitaux sont sous la surveillance de la Confédération, qui impose des stocks obligatoires de trois mois aux entreprises pharmaceutiques. «Depuis 2015, le Bureau de notification pour les médicaments vitaux à usage humain a pour mission de recenser les pénuries ou les interruptions de livraison de médicaments vitaux et de prendre les mesures appropriées si l’économie n’est plus en mesure de gérer la situation de manière indépendante», explique Céline Reymond, porte-parole de l’OFSP.

Mais encore faut-il définir très clairement ce qui est vital et ce qui ne l’est pas. Enea Martinelli, pharmacien-chef à l’Hôpital d’Interlaken et l’un des membres du comité de l’initiative «Oui à un approvisionnement médical sûr» (lire encadré), explique: «Lorsque le traitement d’une personne épileptique par exemple n’est plus disponible, elle ne va pas mourir aussitôt qu’elle ne le prend plus. Néanmoins, elle ne pourra plus travailler, ni conduire. Et au fil du temps, ses crises d’épilepsie peuvent bel et bien lui être fatales. C’est la même chose avec les hormones thyroïdiennes de synthèse ou les médicaments contre la maladie de Parkinson. Lorsqu’ils sont en rupture de stock, cela altère le quotidien des malades, mais ne va pas les tuer pour autant immédiatement.»

Sans oublier que trouver et mettre en place un traitement alternatif prend du temps et coûte cher, non seulement à cause d’un prix éventuellement plus élevé de la molécule de substitution, mais aussi en raison de la logistique impliquée. «Si rien ne change, les pénuries de médicaments entraîneront des coûts supplémentaires estimés entre 150 et 310millions de francs suisses par an pour le système de santé», poursuit Céline Reymond. Enea Martinelli donne un exemple concret: «Un médecin prescrit un médicament sans savoir qu’il est en rupture de stock. Le patient se rend à la pharmacie où il apprend que son traitement n’est pas disponible. L’officine doit donc appeler le médecin et trouver une alternative compatible. Cependant, il faut garder à l’esprit que changer de molécule n’est pas si simple. Lorsque vous n’avez plus de chaussettes vertes, vous pouvez en porter des rouges. Cela n’aura pas d’incidence sur votre journée, mais cette logique ne s’applique pas aux médicaments!» Les démarches pour trouver les meilleurs traitements alternatifs sont alors nécessaires et prennent du temps, sans garantie que les nouvelles molécules conviennent aux patients.

Mesures déjà en place

Comme ce problème ne date pas d’hier, quelques mesures ont été mises en place au niveau fédéral. Parmi elles: la possibilité d’importer un produit altermatif provenant d’un pays reconnu –lorsque l’original est en rupture de stock en Suisse–, ou le recours à la fabrication des préparations correspondantes en pharmacie (préparationsdites «magistrales»). Citons également la possibilité de distribuer certains médicaments très précis en quantités fractionnées, et non plus dans leurs emballages standards d’origine; ou encore le remboursement simplifié de produits thérapeutiques importés.

Cependant, pour Martine Ruggli et Enea Martinelli, tant que l’approvisionnement des produits non vitaux restera sous l’égide des cantons, le problème ne sera pas résolu. Passer la main à la Confédération est l'une des propositions de l'initiative actuelle afin de centraliser son potentiel d’action. Une autre piste se dégage, selon Thierry Buclin: «Un réseau d’approvisionnement géré par les collectivités publiques à l’échelle du continent européen est souhaitable et réaliste. Entre pays voisins, il faut s’entraider, car nous sommes tous concernés.» Un avis partagé par pharmaSuisse.

Renforcer la production locale

En mars dernier, la Commission européenne a proposé un projet de règlement pour garantir un approvisionnement stable en médicaments essentiels. Améliorer les achats groupés et éviter de développer une trop grande dépendance face à un fabricant unique en favorisant une production européenne, c’est le but d’un nouveau règlement proposé il y a quelques mois par la Commission européenne. Il vise donc à renforcer la production et la résilience des chaînes d’approvisionnement en Europe.

La France a déjà commencé à s’attaquer au problème en promettant le rapatriement depuis l’Asie de la production du paracétamol sur son sol d’ici à la fin de l’année. «L’État français subventionne environ 30% de ce projet qui coûte près de 100millions d’euros. La Suisse n’a, quant à elle, traditionnellement pas de politique industrielle. Elle mise sur un ordre économique libéral», analyse Céline Reymond, porte-parole de l’OFSP. Malheureusement, cela ne fonctionne pas. Enea Martinelli, pharmacien-chef à l’Hôpital d’Interlaken, rappelle: «L’entreprise Sintetica, présente à Mendrisio et à Couvet, a été rachetée par un investisseur français en 2019. Elle dit avoir un problème avec la production d’ampoules de morphine, sans préciser davantage. Or elle détient 60% du marché! Et aujourd’hui, ce médicament commence à manquer dans les hôpitaux. Une seule entreprise peut ainsi causer des pénuries, ce n’est pas acceptable. Heureusement, une solution a été trouvée avec la firme suisse Streuli, mais elle est obligée d’assurer une production de nuit pour parvenir à répondre à la demande qui s’ajoute à ce qu’elle doit fabriquer de jour.»

Autre initiative française: l’établissement d’une liste de 450médicaments essentiels, parmi lesquels l’insuline ou l’amoxicilline (un antibiotique). Sur cette base, elle cherche à rapatrier la production d’une cinquantaine d’entre eux. Les Pays-Bas, qui ont, de leur côté, battu un record de ruptures de médicaments en 2022, ont mis en place de nouvelles exigences afin que grossistes et titulaires d’une autorisation de mise sur le marché constituent des stocks suffisants. «La France et les Pays-Bas ont ainsi établi une liste de médicaments importants, mais en Suisse, il n’y a rien de tel. Nous n’avons même pas défini ce qu’est un médicament dit “important“! Le monde politique a commencé à agir lorsque les sirops pédiatriques contre la fièvre n’ont plus été disponibles pendant la pandémie de Covid-19, mais, depuis, les choses n’ont plus beaucoup évolué», déplore Enea Martinelli.

Céline Reymond précise: «Les perturbations de l’approvisionnement se sont fortement accrues ces dernières années dans d’autres pays que la Suisse. Des approches coordonnées au niveau international seraient nécessaires. Cependant, de nombreuses initiatives de l’étranger n’ont vu le jour qu’après la pandémie et n’ont pas encore permis d’améliorer sensiblement la situation de l’approvisionnement. La Suisse suit de près ces évolutions, y compris celles qui se produisent au niveau de l’Union européenne.»

Les hôpitaux universitaires s’organisent

À Genève comme à Lausanne notamment, les ruptures de stock de médicaments sont monnaie courante. Et rares sont les molécules que les pharmacies hospitalières peuvent produire elles-mêmes.

Lorsque l’on parle de pénurie de médicaments avec le Pr Farshid Sadeghipour, chef du Service de pharmacie du CHUV, il n’y va pas par quatre chemins: «Il y a vingt ans, le CHUV était confronté à un ou deux médicaments en rupture de stock par mois. Aujourd’hui, entre deux et quatre manquent chaque jour. En 2022 et 2023, ce chiffre est même monté à dix! À la pharmacie du CHUV, la gestion des pénuries et la recherche de solutions alternatives pour y remédier occupent trois postes en équivalent plein temps!»

Les hôpitaux universitaires de Genève (HUG) sont confrontés aux mêmes problèmes. En 2024, un médicament sur cinq de l’assortiment de leur pharmacie a été indisponible, pendant un temps plus ou moins long, ce qui représente 425spécialités médicamenteuses différentes. Les prévisions des HUG pour 2025 ne sont guère plus réjouissantes: 450 à 480médicaments seront aux abonnés absents.

Que font alors les pharmacies hospitalières pour résoudre ce problème? Le Pr Sadeghipour explique: «Pour une grande pharmacie comme celle du CHUV, le processus d’importation de médicaments est facilité car nous avons des autorisations que de petites officines n’ont pas. Ainsi, certains produits manquants ces derniers mois ont pu être importés du Japon ou d’Allemagne par exemple. Lorsque le principe actif n’est pas en rupture de stock en Suisse, il est relativement facile de trouver une autre préparation qui le contient à l’étranger. Le véritable problème se présente lorsque le principe actif n’est plus disponible.» Dans ce cas-là, des alternatives doivent être trouvées, mais changer de molécule n’est jamais anodin pour les patients.

À noter que les HUG comme le CHUV peuvent produire eux-mêmes quelques préparations, mais ils ne peuvent pas se substituer à une entreprise pharmaceutique. De manière un peu caricaturale, ce ne sont pas elles qui vont fabriquer des comprimés de paracétamol lorsque celui-ci n’est pas disponible!

Dans le rapport2 2022 de l’OFSP commandé par la Confédération, l’armée avait été désignée comme fabricant possible de certains produits manquants, mais cela n’a jamais porté ses fruits.

«Nous produisons surtout des molécules très spécifiques en petits lots qui ne sont pas rentables pour l’industrie. Nous n’avons pas le droit de faire des médicaments sans la validation de Swissmedic», explique le Pr Sadeghipour. Aux HUG, le Pr Pascal Bonnabry, responsable de la pharmacie, précise: «Nous avons fabriqué trois des molécules en rupture en 2024: de la glycérine, de l’adrénaline et du sulfate de magnésium. Heureusement, dans 80% des cas de pénurie, des alternatives ont pu être trouvées, la plupart provenaient de Suisse et seul un quart de l’étranger. Pour les 20% restants, il a fallu changer de molécule ou de pratique.» Et le Pr Sadeghipour de conclure: «Pour des raisons économiques évidentes, les produits pharmaceutiques les plus chers ne sont jamais en rupture.»

1 https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/ documentation/communiques msg-id-104192.html

2 https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/medizin-und-forschung/heilmittel/sicherheit-in-der-medikamentenversorgung.html#-692487737

_______

Paru dans Planète Santé magazine N° 57 – Juin 2025

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