«Plus qu’une réserve d’énergie, le tissu adipeux est un organe»
Bio express
1955 Naissance à Port-Louis (Ile Maurice).
1983 Doctorat de nutrition à l’Université de Londres.
1986 Débute un séjour post-doctoral à la Harvard medical school de Boston.
1992 Participe à une expédition dans le cadre d’une collaboration entre les universités de Genève et Yaoundé pour étudier le métabolisme de Pygmées vivant dans la forêt équatoriale camerounaise.
1999 Maître assistant à l’Université de Fribourg.
2009 Etablit une collaboration scientifique sur les thèmes de l’obésité et du diabète entre l’université de Fribourg et le Laboratoire central de la santé du ministère de la Santé de l’Ile Maurice, où il est né.
2013 Nommé professeur au département de médecine et physiologie de l’université de Fribourg.
Le gras est de saison. Alors que certains pourront enchaîner dinde farcie, bûche et chocolats sans prendre un gramme, d’autres songent déjà aux kilos en trop qui accompagneront la nouvelle année. Des inégalités auxquelles Abdul Dulloo, professeur au département de médecine et physiologie de l’université de Fribourg, a consacré ses recherches. Il détaille la complexité du tissu adipeux, un organe dont l’importance a longtemps été sous-estimée.
Les graisses sont souvent considérées comme les ennemies de la santé. Une mauvaise réputation méritée?
Les graisses ont en effet été stigmatisées puis reviennent en grâce. Mais en matière d’alimentation il faut se méfier des modes et du sensationnalisme. Rien n’est tout blanc ou tout noir. Aujourd’hui c’est le sucre qui est montré du doigt, mais focaliser sur un seul nutriment c’est regarder le problème par le petit bout de la lorgnette. Les hydrates de carbone sont très différents les uns des autres. Parle-t-on des sucres qui sont dans le pain blanc ou le pain complet? Qui les consomme: un actif ou un sédentaire? Il n’y a pas de «mauvais» aliments, mais il faut garder à l’esprit que c’est la diversité qui est garante de l’équilibre nutritionnel.
L’adage «Le gras, c’est la vie» se vérifie-t-il scientifiquement?
Oui. On ne le dit peut-être pas assez, mais les graisses ont de nombreuses fonctions et sans elles un organisme ne peut pas survivre. La membrane de chacune de nos cellules est composée de lipides, par exemple. Le cerveau est, lui aussi, très «lipidique». En particulier, la gaine qui entoure les neurones est constituée de graisses. Le tissu adipeux –qui constitue la partie du corps qu’on appelle la «graisse»– a aussi un rôle d’isolant thermique et protège les organes vitaux. Quand je faisais mon bachelor, dans les années 1970, le tissu adipeux était surtout considéré comme une réserve d’énergie. Après la découverte de la leptine, il y a eu une avalanche de connaissances. On admet désormais que le tissu adipeux est un organe à part entière.
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur la composition corporelle, les graisses et les régulations métaboliques?
J’ai toujours eu un intérêt général pour l’adaptation des êtres vivants à leur environnement. Jeune, j’étais très sportif, je pratiquais l’athlétisme, je jouais au foot. J’étais aussi curieux de comprendre ce qu’il se passait dans notre corps pour réguler ces dépenses énergétiques. Mais les animaux m’intéressaient également. Par exemple, je me demandais comment le crapaud résistait au froid. C’est donc assez naturellement que j’ai choisi des études de biologie, et que je me suis ensuite spécialisé dans la nutrition et le métabolisme.
Comment votre intérêt pour les graisses vous a-t-il amené à étudier les états de famine?
Ca peut effectivement sembler paradoxal, mais mes recherches concernaient en fait ce qui se passait après, les mécanismes mis en jeu pour récupérer après une famine. On l’a dit, les lipides sont essentiels à la vie, la perte de graisses est une perte de capacité de survie. Un adipocyte (cellule constituant le tissu adipeux, ndlr) vidé est une cellule stressée, et tout va être mis en œuvre pour à nouveau la remplir. Au cours de l’évolution, ce sont les organismes capables de s’adapter au manque qui ont été sélectionnés. Or aujourd’hui les individus doivent faire face à un «trop», contre lequel nous ne sommes pas biologiquement armés pour lutter. De récentes études dans lesquelles les volontaires étaient exposés à des périodes de suralimentation ont montré que le corps ne développe pas de stratégies efficaces. L’excès alimentaire est un stress métabolique auquel peu de gens arrivent à résister.
La différence pourrait venir d’un type spécifique de graisses, le tissu adipeux brun, sur lequel vous avez aussi travaillé?
Oui, c’était dans les années 1990, lorsque j’étais à l’université de Genève. Ces graisses sont très différentes du tissu adipeux blanc «classique». Elles dérivent des mêmes cellules souches que les cellules musculaires et sont riches en mitochondries. Le tissu adipeux brun a un rôle important dans la production de chaleur et contribue donc à dépenser de l’énergie. Il est présent chez les petits mammifères et chez les bébés humains. Adultes, nous en possédons encore, mais son activité est difficile à évaluer précisément. Plusieurs études suggèrent cependant qu’il serait moins actif chez les personnes obèses. Comme si celles-ci fonctionnaient en mode «économie d’énergie».
Serait-il possible d’activer ces graisses brunes pour forcer l’organisme à brûler plus de calories?
La greffe de tissu adipeux brun a donné de bons résultats chez des animaux obèses. Des expériences ont également montré qu’il est possible de stimuler pharmacologiquement l’activité des graisses brunes. Plusieurs laboratoires ont tenté de développer des molécules pour reproduire ces résultats chez l’homme. Mais celles qui étaient efficaces avaient des effets secondaires conséquents.
Faute de pouvoir traiter l’obésité, serait-il possible de détecter précocement les personnes à risque?
Certains facteurs augmentent la susceptibilité au surpoids (lire encadré), mais la prévention de l’obésité ne peut pas être que scientifique ou médicale. Elle demande des choix politiques et des changements sociétaux.
Petit poids de naissance et économie d’énergie
Les bébés qui viennent au monde avec un petit poids de naissance (moins de 2,5 kg) rattrapent généralement très vite leur retard de croissance. Mais les troubles subis durant la vie intra-utérine peuvent avoir des conséquences plus tard. Ainsi, le faible poids de naissance augmente le risque de souffrir d’obésité et/ou de diabète une fois adulte. «Nous entamons un projet de recherche qui vise à comprendre les mécanismes qui sous-tendent cette susceptibilité aux troubles métaboliques, explique le Pr Abdul Dulloo. Ces anciens bébés de petit poids pourraient avoir développé des capacités d’économie d’énergie, qui facilitent le stockage des graisses.»
L’étude sera menée sur des jeunes adultes en bonne santé et de poids normal, parmi lesquels certains étaient des bébés de petits poids. Ils seront comparés à des sujets nés avec un poids entre 2,7 et 3,5 kilogrammes. «Il sera notamment très intéressant de mesurer la régulation de leur température interne. Cela se fait aujourd’hui très facilement en ingérant une pilule connectée», illustre Abdull Dulloo. Et un seul demi-degré de différence peut suffire à diminuer de 5% la dépense énergétique au repos. Les réponses à différents types de repas et à des exercices physiques seront également scrutées à la loupe.
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Paru dans Le Matin Dimanche le 24/12/2017.
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Obésité
L’obésité est une maladie qui augmente le risque de survenue d’autres maladies et réduit l’espérance et la qualité de vie. Les patients atteints de cette accumulation anormale ou excessive de graisse corporelle nécessitent une prise en charge individualisée et à long terme, diététique et comportementale.