L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, NOUVELLE ALLIÉE DES SOINS
Il ne se passe pas un jour sans que l’intelligence artificielle (IA) soit citée dans les médias. On y évoque ses capacités à produire des contenus à une vitesse effrénée, le risque de triche lors de devoirs pénibles ou encore son aptitude à donner, en quelques clics, le résumé d’un livre ou la biographie d’un grand de ce monde. Les algorithmes ont en effet des fonctions qui semblent infinies et il n’est pas étonnant qu’ils soient également mis au service de la santé. C’est ainsi que les hôpitaux, mais aussi les cabinets privés, les utilisent de plus en plus. De là à remplacer les praticiens au profit de la machine? Le Pr Idris Guessous, médecin-chef du Service de médecine de premier recours et du Centre de l’innovation aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), répond à cette épineuse question avec humour: «L'IA ne va pas forcément remplacer les médecins, mais elle va certainement remplacer ceux qui ne s’en servent pas!»
La prudence s’impose
L’IA, qu’elle prenne la forme d’un chatbot, d’une aide au diagnostic ou d’outil de guidage en chirurgie, est faillible. «Il faut savoir utiliser ces outils avec discernement et un regard critique. L'IA peut en effet se tromper –tout comme les êtres humains– ou être manipulée pour livrer des informations orientées politiquement, par exemple», explique Stéphane Koch, expert en stratégie numérique et vice-président d’ImmuniWeb. Concrètement, des personnes malintentionnées peuvent massivement injecter de fausses informations qui seront reprises, sans discernement, par l'IA. «Ces outils bénéficient d’un taux de confiance tacite très fort auprès de la population et cela peut être problématique. Les jeunes sont particulièrement à risque, car ils se confient facilement à l'IA, disponible à chaque instant et qu’ils considèrent comme "non jugeante". Par exemple, sur la plateforme ciao.ch, où les jeunes peuvent poser leurs questions de manière anonyme, le forum est encadré par des spécialistes capables d’identifier certains signaux préoccupants et d’en discuter avec les personnes concernées. Une telle approche ne serait pas possible avec l’utilisation d’une IA générative (un algorithme qui produit du contenu automatiquement, en réponse à des demandes spécifiques, ndlr). Si un jeune utilise un tel outil pour se confier sur sa santé mentale, il ne saura pas nécessairement à quel moment il faut quitter l’IA pour faire appel à un thérapeute», poursuit Stéphane Koch.
D’autres dérives sont possibles. Christian Lovis, médecin-chef du Service des sciences de l’information médicale des HUG, donne un exemple concret: «Jusqu’à la découverte, en 1984, d’une bactérie nommée Helicobacter pilori, le traitement de l’ulcère gastrique chronique résistant aux antiacides incluait fréquemment la chirurgie. Depuis, l’administration d’antibiotiques est devenue le traitement de choix. La littérature d’avant 1984 est donc trompeuse pour l’IA. Il y a ainsi de fréquentes découvertes disruptives en médecine qui changent les manières de faire, ce qui est un défi majeur pour entraîner les outils d'IA. Ce qui est vrai aujourd’hui sera peut-être faux demain.» Pour fournir des contenus scientifiquement justes, les algorithmes doivent être alimentés par les éléments les plus récents et pertinents. Sans cela, leurs réponses se baseront sur des faits anciens qui ne sont plus forcément justes.
En oncologie et en chirurgie, entre autres
Que leur mission soit de s’occuper de tâches administratives chronophages ou d’affiner un diagnostic, ces outils sont en passe de devenir un partenaire incontournable des soins. «Dans les hôpitaux universitaires, l'IA est notamment employée pour l’interprétation des échantillons prélevés lors des biopsies. Il y en a parfois des centaines et les algorithmes font gagner un temps précieux. Ils aident aussi à détecter des cancers, car ils parviennent à déceler des anomalies minimes qui pourraient passer inaperçues», explique le Pr Guessous. Dans ces deux exemples, l’œil et l’expertise du spécialiste restent toutefois indispensables pour confirmer le diagnostic. Aux HUG comme au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) notamment, l’IA est particulièrement utile en chirurgie. Elle enrichit la formation des spécialistes grâce à des simulateurs, peut guider certains gestes lors des opérations ou encore superposer des images virtuelles sur le corps de la personne opérée afin d’améliorer la visualisation des structures internes. Analyser d’importants volumes de données et en tirer profit pour mieux comprendre certaines maladies ou mettre en place de nouveaux traitements fait aussi partie des possibles.
Dans le contexte des soins, l'IA peut aussi être directement mise à la disposition des patients pour répondre à leurs questions de santé. Les HUG ont par exemple lancé le chatbot ConfIAnce, une interface qui fournit des informations médicales fiables à qui l’interroge. «Cet outil vient combler le vide qui existe parfois entre deux consultations, lorsque le patient a un doute et a besoin d’être informé», poursuit le Pr Guessous. Et de révéler: «Un projet de télémédecine augmentée, en collaboration avec l’Université de Genève, est en train de voir le jour. Son objectif est d’interpréter le flux verbal et la tonalité de la personne qui consulte par visioconférence afin d’obtenir plus de renseignements sur son état de fatigue ou de stress, par exemple.»
Du côté de l’Ensemble hospitalier de La Côte (EHC), l’IA est aujourd’hui davantage utilisée pour soulager les équipes soignantes de tâches administratives chronophages. «Lorsqu’un jeune médecin sort de l’université et entame sa pratique à l’hôpital, il s’aperçoit très vite qu’il doit passer beaucoup de temps derrière un écran. Cela enlève du sens au métier de médecin. L’EHC s’est donc tourné vers des solutions pour alléger le côté administratif. Nous utilisons, par exemple, un logiciel d’aide à la rédaction des lettres de sortie des patients. Ce dernier est capable d’aller chercher et résumer les différents résultats de laboratoire qu’il faut transmettre au médecin généraliste», explique Frédéric André, directeur des systèmes d’information à l’EHC. Autre exemple, cet outil déployé en néonatalogie: «Nous avons mis au point un modèle prédictif de l’état de santé des nouveau-nés qui met à la disposition de l’équipe soignante des informations sur l’évolution probable de chacun d’eux. Sur cette base, il est possible de mieux planifier les effectifs et de rassurer les parents», poursuit Frédéric André. Enfin, l’EHC travaille sur un système de répondeur automatique. Les messages vocaux que les patients y laisseront seront résumés par l’IA et transmis aux équipes soignantes puis gérés au cas par cas. «Un professionnel rappellera ensuite l’interlocuteur avec une solution. Le gain de temps sera significatif. Il est toutefois primordial pour nos équipes de ne pas dématérialiser les soins, raison pour laquelle nous ne proposons pas de chatbot interagissant directement avec la patientèle», précise le directeur.
Que dit la loi?
À l’heure actuelle, en Suisse, aucune loi spécifique à l'IA n’existe. Florence Olivier, conseillère juridique à la Direction juridique, intégrité et conformité des HUG, se veut toutefois rassurante: «Le cadre légal suisse est solide et d’autres lois sectorielles s’appliquent, comme celles sur la protection des données, les dispositifs thérapeutiques, la responsabilité du fait des produits, les droits d’auteur, ou encore le Code des obligations. Cet ensemble impose des limites légales claires pour sécuriser les usages. Par ailleurs, aux HUG, une gouvernance des projets utilisant l’IA a été mise en place et un groupe de travail vérifie chacun d’entre eux en fonction des besoins auxquels ils répondent, des ressources qu’ils demandent, tant sur le plan humain qu’écologique, des risques et du cadre juridique. Les HUG utilisent l’IA de manière réfléchie et responsable. Nous faisons preuve de prudence, tout en ayant un regard tourné vers l’innovation.» Pour l’avocate, adhérer à l’AI Act des pays européens (un règlement adopté par l’Union européenne qui introduit un cadre juridique commun à ses membres) n’est pas indispensable en l’état, mais elle admet que la législation actuelle n’englobe pas tout et qu’elle va devoir évoluer.
Les données au cœur de la médecine
Tous ces exemples partent d’un constat simple: les algorithmes sont bien plus efficaces que les êtres humains pour traiter rapidement un nombre substantiel de paramètres.
L’intérêt de traiter des volumes importants de données n’est pas récent, mais aujourd’hui l'IA ne se limite pas à faire des statistiques. «Nous travaillons avec des données de plus en plus complexes, qui ne sont souvent pas structurées et que les outils technologiques parviennent désormais à extraire de n’importe quel document: un PDF, une image, une note manuscrite. Ils peuvent tout lire et structurer», explique Marcel Salathé, directeur du Laboratoire d’épidémiologie digitale de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Si, par le passé, il fallait que les données issues de différentes études médicales soient saisies selon un schéma précis pour que les algorithmes puissent faire des projections ou extrapoler des tendances, par exemple, aujourd’hui, ce triage préalable n’est plus nécessaire.
De son côté, le Pr Christian Lovis, médecin-chef du Service des sciences de l’information médicale des HUG, précise: «Les données sont comme l’encre d’un livre; ce qui est essentiel, c’est l’histoire racontée. Nous travaillons aujourd’hui sur des moyens de leur donner un sens. C’est un langage, comme le français, mais pour décrire le monde, médical entre autres, aux ordinateurs.»
Cette meilleure compréhension multiplie les usages, notamment dans le domaine de la prévention. «Grâce aux téléphones portables que nous avons toujours sur nous, par exemple, les algorithmes sont en mesure de fournir des conseils personnalisés. Il ne s’agit pas uniquement de dire à une personne de se lever lorsque le capteur détecte une inactivité prolongée, mais également de l’inciter à changer certains comportements en fonction de son état d’esprit du moment, de son emploi du temps, etc.», poursuit Marcel Salathé. L’épidémiologiste voit aussi un intérêt collectif à récolter des informations de masse. «Par le passé, l’épidémiologie se basait sur la surveillance de groupes cibles de personnes. Elle était surtout utilisée pour lutter contre les maladies infectieuses. Or si la mortalité liée à ces dernières reste stable depuis de nombreuses années, celle des pathologies non infectieuses (diabète, obésité, maladies cardiovasculaires) ne fait qu’augmenter. L’épidémiologie doit donc se réorienter. Récolter des données très précises sur un grand nombre de personnes permet de mieux lutter contre certains comportements et d’influencer positivement autant les changements individuels (alimentation, sport) que collectifs (impact de la pollution sur la santé, par exemple)», précise l’expert.
«La santé numérique est à la traîne en Suisse»
Le Dr Alexis Zawodnik, auteur de Santé numérique en Suisse: comment sortir de l’âge de pierre?* et fondateur d’Oval Healthcare, une entreprise spécialisée dans les solutions d'IA pour le domaine médical, estime que la Confédération doit être plus entreprenante face aux outils digitaux.
Planète Santé: Vous militez pour une santé numérique plus efficace. Comment voyez-vous cela?
Alexis Zawodnik: La santé numérique regroupe un ensemble d’outils et de services qui transforment la manière dont les soins sont délivrés, coordonnés et suivis. Cela inclut des dispositifs comme le dossier électronique du patient (DEP, ndlr), la télémédecine, l’ordonnance électronique ou encore les chatbots médicaux. Il s’agit aussi de solutions plus spécialisées, comme les plateformes digitales de coordination des soins pour les patients atteints de maladies chroniques ou complexes. Ce domaine évolue très rapidement, notamment grâce aux avancées en IA. La santé numérique vise à rendre le système plus efficace, plus accessible et mieux adapté aux besoins des patients et des professionnels.
Le DEP n’a toujours pas rencontré un franc succès en Suisse. Finalement, ces outils sont-ils vraiment indispensables?
Le manque d’adhésion au DEP ne reflète pas une absence de besoin, mais plutôt les limites structurelles de notre système. Par ailleurs, la santé est une compétence cantonale, et il est irréaliste d’imaginer 26systèmes différents dans un pays aussi petit. Comparée aux États-Unis ou aux pays scandinaves, la Suisse est clairement en retard. Pourtant, les outils numériques sont indispensables pour améliorer la qualité des soins, faciliter la coordination entre les acteurs et générer des économies substantielles, qui pourraient être de l’ordre de plusieurs milliards de francs par an. Pour que la santé numérique puisse réellement décoller, il est impératif que la Confédération assume un rôle de leadership fort, avec une vision claire, des objectifs ambitieux et des décisions plus incisives.
Place à l’entraînement
Au CHUV, un projet d’envergure, mené par le Centre de la science des données biomédicales en collaboration avec l’EPFL, a commencé fin 2024. Baptisé «CHUV-Moove» (pour «massive online open validation & evaluation»), il ne réunit pas moins de 300médecins issus de 20 départements différents. Leur mission: défier Meditron et l’entraîner pour qu’il s’améliore. De quoi s’agit-il ? «Meditron est un modèle semblable à ChatGPT, qui a été entraîné avec des données de santé publique comme des lignes directrices de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et des publications scientifiques biomédicales afin de le rendre fiable sur le plan médical», explique le Pr Jean Louis Raisaro, responsable du groupe Science des données cliniques du CHUV. En soumettant Meditron à des cas cliniques complexes et en lui faisant passer plus de 10000évaluations dans plusieurs disciplines, les cliniciens sont non seulement parvenus à tester sa fiabilité, mais aussi à améliorer ses réponses, le rendant ainsi de plus en plus sûr. «Nous souhaitons créer un LLM (grand modèle de langage d'IA, ndlr) qui réponde aux pratiques, aux valeurs et au contexte du CHUV. Une fois ce modèle bien entraîné, plusieurs applications seront possibles, comme l’aide à la prise de décision médicale. Aux urgences, il pourra aussi éviter des prescriptions ou des actes inutiles, par exemple», précise le Pr Raisaro. À noter que ce nouvel outil, créé expressément pour l’hôpital vaudois, n’a pas de visée commerciale et n’envoie aucune donnée à l’étranger. D’autres projets de recherche avec l’IA, notamment pour mieux comprendre les cancers, sont en cours au CHUV.
Comment le système de santé suisse pourrait-il économiser de telles sommes grâce à l'IA?
En simplifiant de nombreux processus aujourd’hui coûteux en temps et en ressources et en évitant des consultations ou des examens complémentaires superflus. Prenons l’exemple de l’ordonnance électronique: elle devrait être obligatoire. Pour renouveler une prescription, quelques clics suffiraient, évitant une consultation médicale parfois inutile. Autre piste: un plan de médication partagé, regroupant tous les médicaments prescrits à une personne, empêcherait les interactions ou les surdosages. De même, un dossier radiologique unique, accessible à tous les professionnels autorisés, éviterait les examens redondants. Enfin, un carnet de vaccination digital, toujours à jour et impossible à perdre, apporterait une réelle valeur ajoutée, en alertant lorsqu’un rappel vaccinal est recommandé. Plus globalement, l’IA peut compiler les antécédents médicaux et chirurgicaux d’un patient, résumer son dossier ou encore alerter le médecin sur certains risques liés à la prise de médicaments prescrits par un autre praticien ou à des maladies antérieures qui peuvent avoir un lien avec les troubles actuels.
Que suggérez-vous pour que les choses évoluent?
Il faudrait créer un centre fédéral de pilotage de la santé numérique qui aurait pour mission de définir une vision nationale claire, fixer des priorités et coordonner les efforts à travers tout le pays, dans un cadre sécurisant, avec des standards techniques communs. Tout cela en s’appuyant sur les compétences de tous les acteurs: patients, professionnels de santé, cantons, assureurs, éditeurs de logiciels, experts en cybersécurité, juristes, spécialistes de la protection des données, etc.
LE MICROSCOPE OPÉRATOIRE OPHTALMIQUE