Le risque suicidaire peut-il se lire dans le cerveau?

Dernière mise à jour 28/02/20 | Article
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Une enquête regroupant vingt années de recherche sur des personnes souffrant de troubles psychiques vient de paraître dans la revue Molecular Psychiatry. L’objectif: repérer les signes avant-coureurs de comportements suicidaires dans le cerveau. Ambitieux, mais pas si simple.

L’idée est tentante: démasquer, dans le cerveau, les zones impliquées dans les pensées suicidaires, voire dans le passage à l’acte, et ainsi pouvoir désamorcer à temps les processus tragiques. C’est dans cette perspective qu’une équipe de chercheurs a compilé vingt années de recherches en neuro-imagerie chez des patients souffrant de troubles psychiques, tels que dépression et troubles bipolaires. Cette vaste analyse est parue dans la revue Molecular Psychiatry en décembre dernier*. En tout, quelque 131 articles passés au crible, tous ayant cherché à comparer certaines structures cérébrales de personnes ayant des pensées ou comportements suicidaires, et les autres.

Et les résultats ont confirmé les intuitions. Des spécificités structurelles et fonctionnelles apparaissent bel et bien dans le cerveau des personnes au profil «suicidaire», en particulier au niveau du cortex préfrontal ventral et du cortex préfrontal dorsal, des régions respectivement impliquées dans la gestion des émotions et dans les prises de décision. «On suspectait ces structures de jouer un rôle dans les passages à l’acte, réagit le Pr Alexandre Dayer, directeur du pôle de recherche Synapsy à l’Université de Genève (UNIGE). Mais nous sommes encore loin de pouvoir identifier un réel biomarqueur cérébral du suicide susceptible d’avoir une utilité clinique. D’abord, parce que ces études comportent de nombreuses limites, à commencer par la taille des échantillons, souvent très limitée, et le fait que toutes portent sur des populations cliniques hétérogènes. Leurs conclusions n’ont donc aucun pouvoir prédictif sur le plan individuel. Malgré des avancées importantes dans le domaine de l’imagerie cérébrale, nous restons aujourd’hui incapables de décrypter l’intimité de nos pensées ou, plus spécifiquement, ce qui peut déclencher un geste suicidaire.»

1000 suicides environ par année

Les chiffres parlent d’eux-mêmes, ou presque. «Le nombre de personnes ayant des pensées suicidaires est très élevé – on parle de plus de 500'000 personnes en Suisse. Parmi elles, 200'000 ont tenté de se suicider au moins une fois dans leur vie. Mais si l’on regarde le nombre de décès par suicide, le chiffre tombe à 1000 environ par année», rappelle le Dr Laurent Michaud, psychiatre et spécialiste de la prévention du suicide au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Quels sont les profils de ce millier de personnes? La réponse n’est pas simple. Bien sûr, les principaux facteurs de risque sont connus. Parmi eux: la présence d’une maladie psychique (la dépression en particulier), la solitude, un contexte de vie précaire, entre autres. «Mais le processus suicidaire est complexe et déterminé par de multiples facteurs médicaux et sociaux, poursuit l’expert. Sa prédictibilité “mathématique“ est donc extrêmement difficile.» Et d’ajouter: «Cela ne signifie pas que les démarches en termes de prévention sont vaines, bien au contraire. Mais au lieu de vouloir identifier a priori les personnes qui pourraient se suicider, par l’imagerie médicale ou des tests génétiques par exemple, il s’agit surtout d’intervenir auprès du plus grand nombre, de façon adéquate. Si les chiffres du suicide ont pu baisser en Suisse ces trente dernières années, ce type d’action globale y est sans doute pour quelque chose.»

Même si la perspective de pouvoir dresser par IRM le portrait-robot du cerveau d’une personne suicidaire semble encore loin, la neuro-imagerie pourrait faire, un jour, partie des moyens à disposition. «N’oublions pas que nombre de troubles psychiatriques relèvent de désordres fonctionnels du cerveau, et non de lésions au sens strict, rappelle le Pr Patrik Vuilleumier, chercheur en neurosciences à l’Université de Genève. On donne souvent une explication très "chimique" de la dépression par exemple, incriminant sérotonine, dopamine et autres neurotransmetteurs, mais elle est surtout liée à des dysfonctionnements au niveau des circuits neuronaux. Certaines zones du cerveau s’activent trop, décuplant par exemple les réactions émotionnelles, et d’autres pas assez, affaiblissant par exemple les ressources d’attention et de mémorisation.» Et l’expert de rappeler: «la neuro-imagerie a bouleversé la vision des mécanismes en jeu dans la dépression et suggéré de nouvelles thérapies. C’est ainsi que pour réguler des réponses émotionnelles excessives observées au niveau du cortex préfrontal ventral chez des patients résistant à tout traitement, des chercheurs ont eu l’idée d’implanter des électrodes dans les circuits neuronaux incriminés. Les résultats ont été spectaculaires chez certaines personnes.»

Questions éthiques et médicales

Peut-on imaginer transposer de telles perspectives sur des patients suicidaires? «Aujourd’hui, cela a des allures de science-fiction, c’est certain. Mais ce qui était de la science-fiction il y a vingt ans s’est parfois mué en réalité», relève le Pr Vuilleumier. Même si les études actuelles n’en sont que le modeste reflet, il n’est pas impossible qu’un jour la neuro-imagerie et l’intelligence artificielle fassent partie de l’arsenal thérapeutique à disposition du psychiatre. «A l’instar de ce que l’électrocardiogramme est au cardiologue, les experts en psychiatrie proposeront peut-être un jour une IRM à leur patient en détresse pour évaluer le risque suicidaire, estime l’expert. Bien sûr, des questions éthiques et médicales se posent et se poseront. Où mettre le curseur entre ce qui est “normal“ et ce qui ne l’est pas? Qu’en traduire en termes de diagnostics psychiatriques? Certains d’entre eux en seront peut-être transformés.»

«L’idée d’une causalité entre un cerveau donné et son fonctionnement est extrêmement controversée, et heureusement, souligne la Dre Anne Edan, psychiatre, responsable de l’Unité de crise Malatavie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Pour un sujet comme le suicide, établir un rapport entre une prédisposition physiologique et un passage à l’acte est extrêmement périlleux. Face à une supposée anomalie, une personne peut tout à fait aller bien, quand une autre songera au suicide. Sans compter la plasticité neuronale, autrement dit la façon dont le cerveau évolue sans cesse, tout au long de la vie et de nos expériences…»

Car non, une personne qui a des pensées suicidaires ne se suicidera pas forcément. Une étude américaine a ainsi établi que sur 515 personnes que l’on a pu dissuader de se jeter du pont du Golden Gate à San Francisco, seules 5% sont mortes par suicide durant les 26 années qui ont suivi. Et le Dr Michaud de confirmer: «Dans l’immense majorité des cas, le destin d’une personne en proie à un épisode suicidaire est de retrouver l’espoir et aller mieux.»

En direct du cerveau d’un ado

Pas toujours facile de déceler les vrais appels à l’aide d’un adolescent quand le quotidien se mue en portes qui claquent, déclarations tonitruantes à base de «Vous pouvez pas comprendre!» et autres «Je sers à rien». Et ce d’autant plus que ce climat souvent explosif est la conséquence directe et physiologique de l’intense activité de réagencement et de maturation du cerveau opérant à l’orée de l’adolescence (12-13 ans) pour s’achever entre 20 et 30 ans. Parmi les structures directement en jeu: le cortex pré-frontal et le système limbique. «La grande immaturité de ces régions à l’adolescence a des conséquences directes sur le comportement, explique la Dre Anne Edan, psychiatre, responsable de Malatavie - Unité de crise aux HUG. Conjuguée à la spirale des bouleversements hormonaux, cette immaturité cérébrale se traduit par une difficulté à gérer ses émotions, à contenir les comportements violents, à se projeter dans l’avenir, ou encore à comprendre les intentions et émotions d’autrui.» Dans ce contexte explosif, que faire des évocations de suicide? «Dès lors que le sujet est évoqué, même brièvement, il faut le prendre en compte, tranche sans hésiter la Dre Edan. L’idée n’est pas de paniquer, mais d’ouvrir le dialogue, et de consulter quand le problème nous dépasse.»

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* Imaging suicidal thoughts and behaviors: a comprehensive review of 2 decades of neuroimaging studies, Molecular Psychiatry, Décembre 2019.

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