Décoder les signaux du cerveau pour remédier à l'aphasie

Dernière mise à jour 28/06/22 | Article
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Les personnes atteintes d’aphasie n’arrivent plus à communiquer par le langage, ce qui impacte fortement leur quotidien. Depuis quelques années, des équipes de recherche tentent de restaurer la parole en décodant l’activité cérébrale.

Chaque année en Suisse, environ 5000 personnes[1] deviennent aphasiques. Ce trouble se caractérise par la perte de la capacité à trouver les mots pour exprimer sa pensée.À l’aide d’interfaces cerveau-machine, des équipes de recherche tentent de décoder l’activité du cerveau pour restituer les mots des personnes aphasiques. 

Un trouble du langage

Nouvelles questions éthiques

Avec les recherches sur les interfaces cerveau-machine pour restaurer la parole, de nouvelles questions éthiques ont vu le jour, notamment sur la fiabilité du décodage. «Il faudra s’assurer que l’appareil soit fidèle à ce que la personne veut dire et qu’elle puisse le signifier en cas contraire, préconise Pierre Mégevand, médecin adjoint au Service de neurologie des HUG et professeur assistant au Département des neurosciences cliniques de l’UNIGE. La personne devra aussi disposer d’un moyen pour garder ses pensées privées.» Des questions se posent également concernant les données cérébrales: comment garantir leur sécurité? À qui appartiennent-elles? «Du point de vue philosophique, on peut se demander si, en enregistrant l’activité cérébrale de façon complète, on obtient des informations que l’individu ignore, sur son identité par exemple. Enfin, avec ces interfaces, on peut certes restaurer des fonctions perdues, mais aussi se diriger vers une forme de transhumanisme. Une voie à questionner», estime le spécialiste.

À l’origine de l’aphasie, on trouve des lésions touchant les régions du cerveau impliquées dans le langage, situées dans l’hémisphère gauche chez la plupart des gens. La cause la plus fréquente est l’accident vasculaire cérébral (AVC): 30% des personnes atteintes vont développer un trouble de la communication par le langage. Un traumatisme crânien cérébral, une maladie neurodégénérative comme Alzheimer ou encore une tumeur du cerveau peuvent aussi en être responsables. «Dans l’aphasie, ce n’est pas la parole en soi qui est atteinte, mais le langage, explique Pierre Mégevand, médecin adjoint au Service de neurologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et professeur assistant au Département des neurosciences cliniques de l’Université de Genève (UNIGE). Tout ce qui passe par les mots ne fonctionne plus correctement, que cela soit à l’oral ou à l’écrit, car c’est la partie du cerveau qui gère le lien entre les mots et leur sens qui est endommagée.» 

Selon les zones du cerveau touchées et leur étendue, l’aphasie sera différente. Elle touchera plus ou moins la faculté de comprendre le langage (lire, écouter) ou de le produire (parler, écrire), avec des conséquences lourdes sur la qualité de vie des personnes qui en souffrent et leurs proches. «L’aphasie a souvent un impact immédiat sur leur travail, mais aussi sur les relations sociales et privées. Elle peut causer des dépressions et entraîner des difficultés dans des tâches quotidiennes chez les personnes vivant seules, comme pour lire le courrier, payer les factures ou faire les courses», relève le spécialiste. 

Décoder le cerveau pour restaurer la parole

La parole passe par des commandes nerveuses motrices envoyées par le cerveau pour faire bouger la langue, les lèvres, les poumons, les cordes vocales et tout ce qui nous permet d’articuler des sons. Un groupe de recherche a d’ailleurs montré qu’il était possible, à l’aide d’électrodes implantées dans le cerveau et reliées à un ordinateur, de décoder l’activité électrique des régions qui contrôlent l’appareil articulatoire pour reconstituer ce qu’une personne essaie de dire grâce à une interface cerveau-machine. «Ces recherches ont mené à l’idée que l’on pourrait restaurer la parole de personnes ayant perdu cette faculté à l’aide d’un ordinateur qui synthétise en temps réel la parole pensée. Ce système d’interface a été implanté chez un premier patient atteint de tétraplégie et incapable de parler. En l’affinant et en accélérant ses fonctions, il pourrait devenir très prometteur», estime le spécialiste. 

Parallèlement, l’équipe de neurosciences du langage et de l’audition de l’Université de Genève, menée par la professeure Anne-Lise Giraud, s’est intéressée à l’activité du cerveau lorsqu’une personne imagine des mots ou des syllabes. «Nous avons réalisé des travaux en vue d’implanter un nouveau type d’électrodes pour cette interface, raconte la chercheuse. Pour cela, nous avons enregistré l’activité cérébrale de personnes déjà implantées avec des électrodes (pour traiter l’épilepsie) pendant qu’elles prononçaient mentalement certaines syllabes ou mots. Ensuite, nous avons pu décoder ces données grâce à des algorithmes entraînés pour repérer ce que les patients ont pensé.» L’équipe a ainsi pu déterminer quelles étaient les régions du cerveau les plus intéressantes pour implanter les futures électrodes et obtenir les meilleurs signaux électriques. Elle a également établi les fréquences de l’activité cérébrale et leurs combinaisons les plus prometteuses à exploiter pour l’algorithme de décodage.À l’avenir, le système pourrait être en mesure de décoder les syllabes une à une pour reconstituer les mots, une approche jugée plus fiable et facile que d’apprendre à décoder tous les mots du dictionnaire ou les séquences motrices articulaires. «Nous souhaitons aussi que les personnes puissent entraîner elles-mêmes l’algorithme, pour affiner le signal envoyé au décodeur. Nous allons tester cette étape tout prochainement», se réjouit Anne-Lise Giraud. 

Une récupération partielle de l’aphasie

Immédiatement après un AVC, l’aphasie est souvent sévère. Dans les semaines qui suivent et selon la taille de la lésion et sa localisation, les personnes récupèrent naturellement une partie du langage, grâce aux neurones alentour qui vont prendre le relais. «Le premier traitement consiste à éviter que l’état de la personne ne s’aggrave davantage, en raison des complications de l’AVC comme la fièvre, une pneumonie ou une infection urinaire», explique Pierre Mégevand, médecin adjoint au Service de neurologie des HUG et professeur assistant au Département des neurosciences cliniques de l’UNIGE. Le deuxième axe de traitement concerne la récupération du langage lui-même, au travers d’une rééducation par la logopédie. Malgré cette rééducation, certaines personnes ne récupèrent pas entièrement et doivent apprendre à vivre avec un trouble du langage. «Dans le but de favoriser cette récupération, des recherches sont menées sur la stimulation électrique du cerveau, pour encourager l’activité de certaines régions cruciales dans le langage ou au contraire diminuer l’activité de celles qui pourraient être contre-productives.»

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Paru dans Le Matin Dimanche le 19/06/2022

[1] Source : https://aphasie.org/wp-content/uploads/2021/02/jahresbericht-2017-f.pdf

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