«Nous avons recouru très tôt à la télémédecine pour garder le lien avec nos patients»

Dernière mise à jour 26/05/21 | Questions/Réponses
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La pandémie de Covid-19 a bouleversé les codes, y compris dans le domaine de la psychiatrie. Le recours à la téléconsultation a permis aux psychiatres de poursuivre les prises en charge et d’accueillir de nouveaux patients, fragilisés par la situation sanitaire. Le Dr Grégoire Rubovszky, spécialiste en psychiatrie et psychothérapie FMH, médecin responsable du Centre Le Square à Genève, a accepté de répondre à nos questions sur la télémédecine.

           

Depuis quand pratique-t-on la télémédecine en psychiatrie?

Dr Grégoire Rubovszky Cela existe depuis très longtemps. Durant une partie de ma formation à Boston, il y a quinze ans, j’ai vu des patients chroniques être soignés à distance, ce qui paraissait tout à fait normal aux États-Unis. Je me souviens d’un confrère qui n’avait pas vu en personne l’un de ses patients depuis vingt ans. Initialement, on utilisait le téléphone, puis les webcams et les appels vidéo sont arrivés.

Dans quelles situations est-ce utile?

La téléconsultation est une bonne approche lorsque l’accès aux soins est difficile ou quand le patient veut garder un lien avec son thérapeute qu’il n’arriverait plus à voir autrement. Dans ma pratique, je l’utilise si le patient est absent pendant une certaine période, s’il part en vacances ou en séjour à l’étranger, et qu’il ne veut ou ne peut pas interrompre sa thérapie. C’est également un bon moyen pour intervenir rapidement en cas de crise ou pour assurer une transition. Lorsqu’un patient déménage ou qu’un jeune commence ses études dans un autre canton ou dans un autre pays, on peut poursuivre la thérapie pendant un temps, jusqu’à ce que la personne trouve un autre thérapeute. Il arrive néanmoins que la concrétisation d’un nouveau projet, ailleurs, signe l’arrêt d’une thérapie.

La pandémie a-t-elle marqué un tournant pour la télémédecine en psychiatrie?

Oui, clairement. Nous y avons recouru très tôt, dès mars-avril 2020, pour garder le lien avec nos patients, éviter que leur état psychologique ne se dégrade et préserver ainsi les centres d’urgences. Par la suite, nous avons accompagné ceux qui ne voulaient plus venir au cabinet parce qu’ils présentaient des facteurs de risque, mais aussi dans chaque situation où cela nous a paru nécessaire, comme en cas d’infection au Covid-19 ou de quarantaine, ou simplement si la personne ne pouvait pas venir.

Diriez-vous que l’usage de la téléconsultation en psychiatrie s’est généralisé depuis un an?

Oui, mais il y a encore de nombreux freins et limitations à son implémentation. Le détachement du lien entre le patient et son thérapeute pose certains problèmes. Lorsque le patient est à distance, je ne le vois pas arriver à mon cabinet, je ne le vois pas entrer dans ma salle d’attente. Beaucoup d’informations importantes tombent. Au moment où je l’appelle, je ne sais pas s’il y a quelqu’un d’autre dans la pièce, si le secret médical est préservé. Quant aux technologies, elles ne sont pas parfaites. La qualité des caméras que l’on a sur nos smartphones ou nos ordinateurs n’est pas toujours au rendez-vous. Il y a une surcharge des bandes-passantes, parfois les appels coupent, etc. Malgré ces inconvénients, et contrairement à d’autres spécialités médicales, nous avons pu rester en contact avec nos patients durant la pandémie, ce qui est précieux.

Comment vos patients ont réagi lorsque vous leur avez proposé de passer à des consultations à distance?

L’écrasante majorité de nos patients a vite compris qu’on pouvait difficilement faire autrement, qu’on était tous dans le même bain. Ils se sont adaptés, mais pas tous. Certains ont totalement refusé cette modalité, ce qui a occasionné des ruptures pures et simples. D’autres annulaient leur rendez-vous au dernier moment, d’autres encore ne sont jamais revenus. Cela a créé des vides dans nos agendas. Pour des personnes âgées, cette appréhension de la technique n’a pas pu être dépassée. Nous avons eu des patients qui évoluaient mal, sans qu’on le sache. Dès qu’on a pu rouvrir les portes de nos cabinets, les gens ont voulu revenir.

La distance a-t-elle un impact sur la relation thérapeutique?

Oui, définitivement. Dans de nombreuses situations, je dirais que c’est un appauvrissement. Il y a des patients que je connais bien qui aiment cette flexibilité et qui ont cette volonté de panachage entre des séances en présence et des séances au téléphone. Mais beaucoup ont besoin de pouvoir travailler des éléments de leur vie dans un univers protégé. Le secret médical reste le dernier rempart aujourd’hui. Le secret bancaire par exemple a disparu. Au cabinet, on peut tout dire.

Selon vous, peut-on pratiquer toute intervention psychiatrique à distance?

Non. Tout ce qui est lié à l’urgence, à la prise de toxiques ou à un problème physique et médical, est problématique. Dans une situation où il y a un risque suicidaire, on n’a aucune prise sur le patient, seul derrière son écran. En cabinet, on peut le retenir et organiser une hospitalisation immédiate. À distance, c’est plus compliqué. La perception de tous les éléments est indispensable pour évaluer ce risque. Or, il nous manque une vision en trois dimensions. C’est pareil pour les patients qui souffrent d’addiction. On ne peut pas bien voir leurs réactions, la fréquence de leur respiration, la dilatation des pupilles, etc. On est limités dans nos propres perceptions sensorielles. On ne peut pas sentir à distance si le patient a consommé de l’alcool. Derrière son écran, il peut très bien nous dire qu’il n’a pas bu. Et nous, on ne peut pas être sûrs de son état.

La téléconsultation n’est pas non plus idéale avec des patients qui ont des signes psychotiques, parce qu’ils ont des troubles de la perception importants. Le fait de ne pas être dans une interaction directe peut être difficile, y compris chez les personnes paranoïaques. Il y a le risque, chez ces patients, du refus d’entrer dans un tel processus de soin, qui peut être perçu comme menaçant pour la vie privée. Nous avons aussi des patients pour qui c’est l’inverse, ceux qui souffrent de phobie sociale par exemple et pour lesquels prendre un bus pour se rendre au cabinet est problématique. Il faut vraiment s’adapter à chaque cas.

Pour vous, thérapeutes, qu’est-ce que consulter à distance a changé?

Avoir huit, dix, douze patients en appel chaque jour est plus fatigant. Derrière l’écran, nos sens sont plus actifs à cause d’une image qui est plus ou moins acceptable. C’est contraignant et bien sûr pas simple pour le patient non plus. On a aussi perdu ces moments informels d’échange avec nos collègues, or ils sont extrêmement précieux dans notre pratique.

Quelles conclusions tirez-vous de cette période où les téléconsultations ont remplacé le suivi en présentiel?

La prise en charge à distance a permis de répondre à la demande de soins grandissante. C’est un fait: déjà trois semaines après le début de la pandémie, on a observé une résurgence des difficultés personnelles, professionnelles, familiales chez nos patients. Certains sont même revenus, plusieurs années après avoir terminé leur thérapie. La télémédecine n’est pas la panacée, mais elle est une solution dans les situations exceptionnelles comme celle-ci ou dans les régions de désert médical. Pour l’heure, on tâtonne encore beaucoup dans ce domaine. D’ici quelques mois, on aura certainement davantage de données scientifiques sur le sujet.

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Paru dans Esprit(S), la revue de Pro Mente Sana, Mai 2021.

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