Mieux comprendre le don de cornée

Dernière mise à jour 30/09/21 | Article
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Avec quelque 650 opérations pratiquées en Suisse chaque année, dont plus d’une centaine réalisées par l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin, le don de cornée est le don de tissu le plus fréquent. Le don de tissu – distinct, notamment de par sa logistique, du don d’organe – concerne également les cellulessouches, les valves cardiaques, etc. Bien qu’en tête de liste, le don de cornée continue d’interroger, d’inquiéter et de manquer. Aujourd’hui, les délais d’attente pour les personnes devenues malvoyantes en raison de cornées malades ou blessées dépassent les six mois.

Comment s’enregistrer comme donneur-euse (ou pas)? 

Pour exprimer de son vivant son souhait de donner, ou non, ses organes ou tissus: www.swisstransplant.org ou www.registre-don-organes.ch 

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, donner sa cornée, en tout cas en Suisse aujourd’hui, n’implique pas d’offrir un jour ses yeux ou ceux de son proche tout juste décédé. Et pour cause, seule la fine pellicule qu’elle représente fait l’objet du prélèvement sur le défunt. Pour rappel, la cornée correspond à la lentille transparente, d’une dizaine de millimètres de diamètre, située à l’avant de l’œil. En première ligne, elle est de fait la plus vulnérable. Susceptible d’être victime de blessure, corps étranger, infection ou maladie, la cornée peut définitivement perdre sa transparence. Conséquence: la vue se trouble et, dans les cas sévères, seule une greffe peut rétablir une vision nette. Aujourd’hui, 120 patients sont en attente de cornées en Suisse. Aggravée par la pandémie – en raison du principe de précaution ayant exclu de nombreux greffons et de services médicaux surchargés –, la pénurie de dons reste au cœur de toutes les attentions. Car le don de cornée est aussi celui de nombreux superlatifs : transplantation de tissu la plus fréquente, taux de réussite parmi les plus élevés, risque de rejet le plus faible. Mais il y a le revers de la médaille. 

Se positionner sur le sujet de son vivant 

Méconnaissance et appréhension de la population se conjuguent à des rouages institutionnels, organisationnels et politiques encore perfectibles. Le Dr Marco Rusca, médecin adjoint, spécialiste en médecine intensive au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) et président du Programme latin de don d’organes (structure de coordination de Swisstransplant), se veut toutefois rassurant: «Le don de cornée est aujourd’hui le parent pauvre d’un système extrêmement complexe, c’est vrai, mais les choses bougent.» Et de préciser: «Un vaste projet est notamment en cours du côté de Swisstransplant pour l’améliorer. En parallèle, la votation sur le don d’organes et de tissus prévue en 2022 pourrait changer les lignes actuelles.» Découlant de la prise de position du Conseil fédéral le 5 mai dernier en faveur du consentement présumé, cette votation, si elle est approuvée, fera de chaque citoyen un donneur potentiel, à moins qu’il n’ait formulé un refus explicite ou que sa famille ne s’oppose au don. «Intimement lié à des questionnements existentiels, le don d’organe ou de tissu est, et restera, un enjeu délicat, note le Dr Rusca. Mais le plus important est que chacun puisse se positionner sur le sujet de son vivant. Et pour cause, il existe un décalage considérable entre les statistiques et la réalité: 80 % de la population se dit en faveur du don d’organe mais, dans les faits, nous essuyons 60 % de refus. Car bien souvent, quand la famille ne sait pas, elle dit non. Or ce n’est pas forcément ce qu’aurait souhaité la personne décédée. Et ce sont bel et bien des vies qui sont en jeu.» 

Un processus en trois temps

Étape 1: avant le recueil de cornée 

En amont de tout prélèvement de cornée par les équipes de l’Hôpital ophtalmique, de minutieuses investigations sont réalisées au sein du CHUV. «Lorsqu’un patient décède, la question du don de cornée se pose», explique Sylvie Cluzet, infirmière et coordinatrice locale du don d’organes et de tissus au CHUV. La cornée n’étant pas vascularisée, elle est le plus souvent exempte de cellules immunitaires. Conséquence: donneurs-euses et receveurs-euses sont a priori toutes et tous compatibles. «Notre mission est de vérifier l’absence de contre-indication liée au donneur (certains cancers, maladies neurologiques, infections, etc.), poursuit Sylvie Cluzet. En parallèle, nous cherchons à savoir si la personne s’était positionnée sur la question du don. Malheureusement, bien souvent, l’information manque et les familles doivent prendre la décision. Selon les circonstances et leurs propres convictions, certaines optent en faveur du don, d’autres s’y opposent farouchement, et parfois elles doutent. Notre rôle n’est pas d’influencer, encore moins d’ajouter une pression à un moment si éprouvant, mais de répondre aux questions. Celle qui revient le plus souvent concerne le visage de leur proche. Sur ce point, nous pouvons les rassurer: le prélèvement de cornée ne modifie en rien les traits du défunt.» 

Étape 2: le rôle de la banque des yeux 

Dans les 24 heures suivant le décès, si tous les critères sont remplis, les techniciennes de la banque des yeux de l’Hôpital ophtalmique procèdent au prélèvement. L’intervention dure 60 à 90 minutes. Les cornées sont ensuite soumises à un protocole de conservation sur 32 jours en moyenne. «Contrairement à l’urgence entourant le don d’organes vitaux, celui de cornée suit une série d’étapes de contrôle dans des délais incompressibles. Cela est indispensable pour s’assurer de la qualité de ces tissus particuliers», explique le Dr Michael Nicolas, responsable scientifique de la banque des yeux de l’Hôpital ophtalmique Jules-Gonin. 

Dans le détail: durant les cinq premiers jours, les cornées sont conservées dans un milieu nutritif à 31°C, le temps que l’ensemble des résultats sérologiques de la personne donneuse soient contrôlés. Sept à quatorze jours sont ensuite nécessaires aux cornées pour révéler leur intégrité. Une analyse permet notamment de quantifier la densité des cellules présentes dans l’endothélium. «Cette couche cellulaire de la cornée gouverne des fonctions essentielles, comme le maintien d’un bon équilibre des flux de liquides entre la cornée et l’humeur aqueuse, poursuit le Dr Nicolas. Si les cellules de l’endothélium sont en quantité insuffisante, la cornée est exposée à un risque d’oedème.» Vient ensuite la dernière étape: le contrôle bactériologique. «L’objectif est de vérifier que les tissus, à l’issue de l’ensemble des manipulations, sont exempts de toute infection bactérienne», indique le biologiste. On estime qu’une cornée prélevée sur deux franchira toutes les étapes et pourra être greffée. 

Étape 3: place à la greffe 

Il y a encore quelques années, quelle qu’ait été la pathologie en jeu, toute la cornée était remplacée. Aujourd’hui, trois cas de figure sont possibles pour l’opération (on parle de kératoplastie) selon l’atteinte du tissu: un remplacement de la couche supérieure uniquement (greffe lamellaire antérieure), de la seule couche postérieure (greffe lamellaire postérieure) ou de toute la cornée si elle est atteinte dans son ensemble (greffe transfixiante). Les techniques sont délicates, minutieuses, mais bien établies. Pratiquées à l’Hôpital ophtalmique par la Dre Kate Hashemi, médecin adjointe et responsable de l’unité de cornée et du Centre de chirurgie réfractive, elles se déroulent sous anesthésie locale pour les deux premières et sous anesthésie générale pour la greffe transfixiante. Leur durée? Les moyennes sont de 90 minutes pour les greffes lamellaires antérieures, 45 pour les lamellaires postérieures et entre 30 et 45 minutes pour les greffes transfixiantes. La Dre Hashemi explique: «Il s’agit d’interventions relativement rapides, mais au protocole strict pour optimiser les chances de succès. Un traitement sous forme de gouttes est mis en place sur plusieurs mois et un suivi régulier est nécessaire.» Ce qui est à craindre? Le rejet de la greffe. «Le risque est mince, car la cornée est un tissu non vascularisé, mais il existe, surtout en présence de facteurs de risque tels qu’une inflammation, une infection ou s’il s’agit d’une seconde greffe.» 

Le taux de réussite dépasse les 90 % quand les conditions sont optimales et est estimé à 70 % en cas de situations dites «à risque». Et la spécialiste de conclure: «Un rejet ne signifie pas forcément la fin de la greffe. Si la prise en charge est précoce, il est possible de la sauver, grâce le plus souvent à un traitement à base de cortisone. Nous insistons donc toujours auprès des patients greffés, même si l’intervention remonte à plusieurs années: toute douleur, rougeur ou gêne anormale nécessite une consultation en urgence. 

«J’ai eu droit à une seconde chance» 

Il y a une quinzaine d’années, Jocelyne Gay a bénéficié de deux greffes de cornée. Aujourd’hui, à 54 ans, elle revient sur sa maladie, le sentiment de culpabilité face à l’attente de donneurs, et confie sa reconnaissance infinie. 

«Ce jour-là, je m’attendais à une simple ordonnance pour de nouvelles lunettes, mais cela ne s’est pas passé comme ça. À l’issue de la consultation, l’ophtalmologue m’a annoncé que je souffrais de kératocône bilatéral, une pathologie déformant la surface de la cornée. Stupéfaite, j’ai écouté la suite: la prescription de lentilles rigides sur mesure jusqu’au jour, sans doute, où des greffes de cornée seraient nécessaires. Le choc a été terrible. Je venais de me marier et de finir un apprentissage pour être dessinatrice en génie civil. Cette annonce a bouleversé ma vie. Il a fallu revoir mes plans, changer de voie professionnelle, passer par la case AI… Tant bien que mal, avec une pathologie qui continuait à évoluer, j’ai construit ma vie: je suis devenue nurse en crèche, j’ai eu des enfants. Mais comme l’ophtalmologue l’avait prédit, au bout d’une dizaine d’années, les lentilles n’ont plus suffi. Il a fallu envisager la greffe, pour l’œil gauche d’abord et, quatre ans plus tard, pour le droit. Pour l’un et l’autre, l’épreuve a été rude. J’ai vécu l’attente de greffe (cinq mois pour la première, douze pour la seconde) dans un mélange d’impatience et de culpabilité en me disant que je dépendais du décès d’une personne. Et puis il y a eu la peur, de l’intervention, du rejet de la greffe. Au final, tout s’est bien passé. Les équipes de l’Hôpital ophtalmique ont été formidables. Mais ce n’est pas simple d’être greffée, de me dire qu’il y a un peu de quelqu’un d’autre dans chacun de mes yeux. Ce ne sont que quelques couches de cellules, mais tellement dans une vie. Grâce à ces greffes, j’ai eu droit à une seconde chance. Je dois toujours porter des lentilles spéciales, mais je vois bien! Chaque matin, je remercie la vie, les donneurs et leurs familles: ils m’ont fait un cadeau pour le restant de mes jours.» 

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Article repris du site  BienVu!