Sommes-nous en train de perdre patience?

Dernière mise à jour 11/12/19 | Article
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Vous ne supportez pas d’arriver en avance à un rendez-vous ou de patienter chez le médecin? Vous avez toujours l’impression que la file d’attente d’à côté va plus vite? Ne vous en faites pas, vous êtes totalement en phase avec votre époque.

Peur de s’ennuyer, peur du temps «vide»… l’heure est à l’optimisation maximale. «Nous n’arrivons plus à attendre, constate le Dr Frédéric Assal, responsable de l’Unité de neuropsychologie et neurologie comportementale des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Cette hyperactivité peut avoir un aspect positif bien sûr, mais elle entraîne une détérioration de la capacité à patienter.»

Pourtant, jamais dans l’histoire de notre société nous n’avons eu autant de temps à disposition. Retraite, congés payés, commerce en ligne… nous bénéficions en moyenne de cinq heures de temps libre par jour, soit bien plus qu’il y a un siècle.

Génération Google

D’où vient alors cette impression de manquer de temps? La réponse se trouve sûrement dans les sollicitations permanentes de notre époque. Aujourd’hui, il faut avoir tout fait, tout vu, comme une urgence à vivre, une injonction à l’expérience et à la performance, insufflée par le monde numérique. S’ajoute à cela «l’effet Google», une instantanéité de l’accès à l’information qui inhibe notre travail de mémorisation, habituant notre cerveau à céder à ses pulsions. «Il n’y a qu’à observer autour de vous : rares sont ceux qui peuvent tenir plus d’une heure sans regarder leur portable de façon irraisonnée, remarque le Dr Assal. Et cette impatience se retrouve dans tous les domaines, ce qui peut parfois constituer un problème, face à des addictions par exemple.»

Mécanismes cérébraux

Pour refréner nos impulsions, notre cerveau est doté d’un système à deux niveaux. Le système de récompense, d’une part, qui régit notre capacité à supporter un délai avant une récompense. Et le système de contrôle cognitif, d’autre part, qui se présente comme «un réseau par défaut nous permettant de résister à un automatisme, explique la Pre Stephanie Clarke, cheffe du Service de neuropsychologie et de neuroréhabilitation du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Lorsque ces systèmes dysfonctionnent, cela entraîne une défaillance dans la capacité à attendre».

Notre cerveau aurait donc besoin d’apprendre à être patient pour bien fonctionner. Or, le flux permanent d’informations à disposition amène à la dégradation de ce système de contrôle cognitif. «La patience est corrélée à l’imagination et à la mémoire prospective épisodique, c’est-à-dire la capacité à se projeter dans des évènements concrets du futur, détaille Stephanie Clarke. Lorsque la zone cérébrale impliquant la patience est défaillante, cela affecte aussi la mémoire et l’imagination.» Notre mode de vie peut donc altérer notre capacité à attendre, à mémoriser, à imaginer… ce qui nous pousse encore plus à un besoin d’immédiateté. Et cela peut perturber notre bien-être psychologique, ajoute Stephanie Clarke: «Des études ont mis en avant un lien entre la capacité de résilience et les troubles anxieux.»

Comment casser ce cercle vicieux? La solution se trouve certainement dans la déconnexion, afin de stopper les sollicitations permanentes. «Il existe aussi des thérapies cognitivo-comportementales qui peuvent aider à travailler sur la façon de gérer les impulsions, indique le Dr Assal. Mais il faut peut-être aussi, tout simplement, savoir redonner du sens au temps libre.»

Savoir patienter, la clé du succès

On connaît bien aujourd’hui les réseaux qui entrent en jeu dans les processus de patience ou d’impatience et qui se mettent en place durant l’enfance lors de la maturation cérébrale. Le développement de ce phénomène de résistance à l’impulsivité a été étudié dès les années 70. Au cours d’une célèbre étude dite du «Marshmallow», menée sur un panel d’enfants âgés de 3 à 5 ans, le psychologue Walter Mischel de l’Université de Stanford a placé devant chacun de ses petits cobayes une guimauve. Il leur proposait ensuite le choix suivant: la manger immédiatement ou alors patienter quelques minutes pour en obtenir une seconde. Au-delà d’apporter des informations sur l’âge auquel se développe l’état de contrôle de soi, cette étude a également abouti à une conclusion surprenante: les enfants qui avaient le mieux réussi à se contrôler – quel que soit leur âge – ont en moyenne mieux réussi dans la vie que les autres. «La maîtrise de soi est cruciale pour la poursuite réussie d’objectifs à long terme, écrit Walter Mischel. Elle est tout aussi essentielle pour développer la retenue et l’empathie nécessaires à la construction des liens sociaux.»

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Paru dans Planète Santé magazine N° 36 - Décembre 2019