Lutte antidopage: «Qu’ils trichent le moins possible»

Dernière mise à jour 08/06/16 | Article
Lutte antidopage: «Qu’ils trichent le moins possible»
A la pointe de la lutte contre le dopage, le Laboratoire suisse antidopage réalise depuis Lausanne des analyses pour le sport suisse et pour les fédérations de toute la planète. Son directeur, Martial Saugy, passe la main dans quelques jours pour prendre la tête d'un institut de recherche dédié au dopage au sein de l'Université de Lausanne. Avec le passeport biologique de l'athlète, introduit en 2009, sa discipline a connu une révolution copernicienne. Et énormément gagné en efficacité.

Martial Saugy
Bio Express

1986: Doctorat en biologie végétale à l’Université de Lausanne.

1987: Postdoctorat en biochimie à Montréal, à l’université McGill.

1990: Directeur adjoint du laboratoire suisse antidopage.

2002: Prend la direction du laboratoire suisse antidopage.

2016: Directeur du REDs de l’Université de Lausanne (Centre de recherche et d’expertise en sciences du dopage).

P.S.: Encore aujourd’hui, si l’on dit «dopage», on pense érythropoïétine. La fameuse EPO.

M.S.: Oui, car cette substance que nous produisons tous de manière endogène améliore, entre autres effets, l’oxygénation du sang et donc la performance. A la fin des années 1980, l’EPO produite par biotechnologie a été mise sur le marché et immédiatement utilisée dans le sport. Aux jeux olympiques de Lillehammer en 1994, nous sommes persuadés que des athlètes étaient dopés. On a vu par exemple les skieurs de fond de certains pays alpins faire jeu égal avec les Norvégiens… L’EPO permettait de simuler des stages en altitude et les entraînements forcenés que les Scandinaves s’imposaient pour améliorer leur endurance. Jusqu’aux années 2000, on ne savait pas bien différencier dans nos analyses l’EPO naturelle de l’EPO de synthèse. Le risque de se faire attraper était donc faible pour les tricheurs et le bénéfice potentiellement énorme. La même situation s'était présentée dix ans plus tôt avec le dopage par les stéroïdes.

Jusqu'à ce que Ben Johnson perde sa médaille d’or du 100 m des JO 1988 pour dopage…

Et heureusement. Les doses d'anabolisants utilisées dans les années 1980 étaient astronomiques; on sait que cela a nui à la santé des athlètes. Mais la testostérone est encore très employée car la différence entre l'hormone naturelle et sa version de synthèse est infime. Sa fenêtre de détection – le laps de temps où l’on peut détecter une prise – est de plus très réduite.

Quel impact la testostérone a-t-elle sur la performance?

Il s’agit d’un dopage général car elle a des effets sur de nombreuses voies métaboliques. Mais c’est principalement son action sur les fibres musculaires qui est recherchée. Elle empêche leur destruction et augmente donc la performance musculaire. Elle permet aussi une excellente récupération à l’effort.

«Les amateurs n’ont aucune conscience des risques»

Sur le dopage chez les sportifs amateurs, nous manquons de données mais nous avons de forts indices qu’il a cours. Les amateurs se renseignent sur internet. Ils se font conseiller, parfois fournir, dans les fitness qu'ils fréquentent: il y a clairement des filières. Mais tout cela est évidemment réalisé sans conseil médical approprié. Le sport amateur est multiple. On peut participer à quelques courses parce que l’on veut se tester un peu et se comparer aux copains. Ou devoir absolument terminer la patrouille des glaciers parce qu’il faut montrer dans son entreprise qu’on a le «fighting spirit». Le risque de prendre des produits est bien plus grand dans ce dernier cas. Ces amateurs qui se dopent n’ont aucune conscience des risques pour leur santé. Comme d’autres collègues, nous en appelons aux autorités sanitaires suisses: il faut au minimum que l’on étudie ce phénomène pour connaître son ampleur, voire que l’on réglemente certains produits. Aux Etats-Unis par exemple, on sait que les professions de sécurité sont gavées de stéroïdes, ce qui provoque d’énormes dégâts dus notamment à des bavures. En réaction, le gouvernement a placé certaines substances sur la liste rouge des produits stupéfiants.

Mais si l’on sait maintenant distinguer l’EPO et la testostérone de synthèse, comment se sont adaptés les «dopeurs»?

La tendance générale est une réduction importante des doses employées, afin de se rapprocher de dosages physiologiques et de réduire la fenêtre de détection. Ils utilisent aussi des cocktails subtils associant EPO, testostérone et hormone de croissance. Mais tout cela est assez contraignant pour l’athlète, ce qui rend le dopage plus stressant pour lui… A moins de s'appeler Lance Armstrong, d'être suivi par une armada de préparateurs et de médecins, et de bénéficier d’une logistique bien rodée.

Aujourd’hui cependant, on ne cherche plus à détecter un produit isolément. Avec le passeport biologique adopté par de nombreuses fédérations, l’heure est à la détection indirecte. On ne cherche pas une substance dopante mais plutôt son effet sur de nombreux paramètres de la composition du sang ou de l’urine.

Oui. Le passeport biologique suit deux lignes métaboliques. Le passeport hématologique mesure des marqueurs du dopage sanguin à l'aide d’EPO ou de transfusions. Le passeport endocrinien scrute, lui, des paramètres qu'influencent l'usage de stéroïdes ou d’autres hormones. Avec ces dizaines de valeurs mesurées et à travers de multiples contrôles successifs du même athlète, nous cherchons les signaux qui indiquent une variation par rapport à la norme. Nous comparons ces résultats avec les valeurs d’une population de sportifs que nous savons être négatifs et avec celles d’une population positive au dopage. Et nous regardons si les valeurs de l’athlète se rapprochent plutôt de l’une ou de l’autre.

Et cela fonctionne?

Prenons le cas hypothétique d'un dopage du plus haut niveau, réglé le plus finement possible et ce sur toute la carrière du sportif. A un moment ou l’autre, il y aura une faille. Nécessairement. Et si l’on mesure les gens à intervalles très réguliers, on ne la manquera pas. Selon nous, l’introduction du passeport biologique a drastiquement diminué les habitudes dopantes du fait de son effet dissuasif et des contraintes qu’il introduit. Le suivi est individuel et le contrôle en partie imprévisible pour l’athlète et son entourage. Le sportif doit communiquer tous les jours une heure et un lieu où il puisse être contrôlé. Mais s’il y a le moindre soupçon – par exemple l’indication que se déroule un trafic de produits dopants –, les contrôleurs peuvent venir le chercher même la nuit pour fournir un échantillon. Sans compter que les données que nous recueillons permettent de faire du ciblage, une technique fondamentale des sciences criminelles. Si, au laboratoire, nous voyons des marqueurs qui se «déplacent» un petit peu, nous pouvons l’indiquer aux contrôleurs qui resserrent la surveillance autour du sportif. Et s’efforcent de «l'attraper» juste après qu’il ait pris le produit.

Mais comme le contenu du passeport biologique s'apparente à des données médicales, les sportifs et leur entourage en ont connaissance.

C’est vrai, et cela nous affaiblit. Mais notre but n’est pas d’avoir des «positifs» à tout prix. Il s'agit plutôt que les sportifs utilisent le moins de produits pour tricher. Comme nous les poussons à utiliser des doses toujours plus faibles, nous allons peut-être, à long terme, atteindre notre objectif.

En aval de vos résultats de laboratoire, un sportif contrôlé positif à un test antidopage n’est pas nécessairement un sportif condamné pour dopage.

Au tribunal, la défense est toujours plus pugnace et élaborée. Ce que nous montrons comme preuve à l'appui de nos analyses doit être publié, contrôlé, revu par les pairs; les mêmes outils doivent être développés dans d’autres laboratoires pour pouvoir comparer les méthodes et les résultats. Ceci dit, c'est déjà comme cela que fonctionne la science… Il nous faut aussi étudier et imaginer un maximum de facteurs confondants. Le coureur cycliste Tyler Hamilton, par exemple, positif au dopage par transfusion homologue, était tombé sur le bitume et avait beaucoup saigné dans la journée avant le contrôle. Lors de son procès, un hématologue nous a affirmé qu’il n’était pas impossible qu’une telle chute puisse créer un artefact faisant croire à un dopage. Nous avons eu beaucoup de peine à expliquer que cela pouvait peut-être théoriquement arriver mais que c'est quelque chose que l'on n’avait jamais vu.

A l'avenir, va-t-on vers une révolution dans le dopage, par exemple avec l’utilisation des cellules-souches?

En l’état actuel de la science, je n’y crois pas trop. A moins d’une avancée soudaine et inattendue dans la recherche de substances qui influencent la production des globules rouges ou le développement de la musculature… Pour ce qui est des cellules-souches, par contre, il est possible qu’on les utilise déjà, mais une telle intervention se verra sur le passeport biologique. Reste le dopage génétique: modifier génétiquement les cellules du corps. Ce ne sera cependant d'actualité que quand la thérapie génique se sera généralisée dans des traitements de maladies et nous n’en sommes pas là. Et l’irréversibilité d’un tel processus fait très peur aux athlètes, ce qui les retient. Dès sa création, l'agence mondiale antidopage a formé un groupe de spécialistes pour suivre la question du dopage génétique. Et tous ceux qui travaillent sur ce sujet pensent qu’on pourra le détecter si l'on met la barre de la recherche et des moyens assez hauts. On peut imaginer un dopage «bionique» où l’on augmenterait le corps, par exemple en remplaçant les tendons des athlètes par des tendons synthétiques… Mais quand on réfléchit à tous ces développements qui modifieraient durablement et profondément le corps du sportif professionnel, je suis convaincu qu'il faut se poser une question de fond. Est-ce que la société acceptera qu’on transforme fondamentalement ces athlètes pour fournir un spectacle? A ce stade, ils seraient comme des esclaves, à Rome, dans les jeux du cirque.

Antidopage: des labos en réseau

Découvrir les nouvelles méthodes utilisées pour se doper est l’un des buts du passeport biologique. Si un nouveau produit sort, si quelque chose se trame dans une équipe nationale ou dans une team de coureurs, nous le verrons certainement dans les valeurs que nous mesurons. Et l’on pourra ensuite faire des liens et des recoupements. Ce d’autant plus que nous collaborons avec la trentaine de laboratoires dans le monde accrédités par l’agence mondiale antidopage. Nous prêtons tous serment de partager toute information qui puisse servir à la lutte antidopage. Tous assurent par exemple une veille informationnelle dont nous partageons les résultats. Certaines équipes surveillent davantage les trafics de produits proprement dits, d’autres les réseaux sociaux et les forums qui donnent une température, quelques indices sur les substances dopantes en vogue. Dernièrement, on a par exemple vu l’apparition de médicaments qui simulent une hypoxie, un manque d’oxygène, et stimulent donc la production de globules rouges. Ils sont en cours de mise sur le marché mais l’on sait qu’on en trouve déjà beaucoup sur internet.

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