Emerveillement et indignation, moteurs de vie, jeunesse du cœur

Dernière mise à jour 20/02/13 | Article
Émerveillement et indignation, moteurs de vie, jeunesse du cœur.
Au seuil de l’année 2011, la torpeur intellectuelle francophone était secouée par la parution, et surtout le succès faramineux, du petit manifeste de Stephane Hessel, «Indignez-vous».

Trois semaines plus tard, le monde, médusé, assistait à la révolution des jasmins en Tunisie! Pas de relation de cause à effet, certes, mais une coïncidence qui dépasse le simple hasard: la jeunesse du XXIe siècle, à qui s’adresse Hessel1, trouve ses propres moyens de s’opposer aux abus des puissants de ce monde.

Le succès époustouflant de cette petite brochure de Stéphane Hessel (2 millions d’exemplaires vendus en quelques semaines) a d’emblée irrité les bien pensants, surtout ceux qui ont pignon sur rue et qui supportaient mal qu’un vieillard de 94 ans trouve un pareil écho dans notre société blasée, en particulier auprès de la jeunesse. Les réactions n’ont donc pas tardé, critiquant le vieil homme avec une condescendance se voulant bienveillante, mais qui masquait mal une méchante jalousie.

Ainsi notre jeune retraité, Pascal Couchepin, a-t-il proféré publiquement sur les ondes de la Radio Romande des propos méprisants à l’égard de Stéphane Hessel2, empreints d’une rigidité toute sénile. Je le cite: «L’indignation, c’est une émotion, c’est un mouvement d’humeur, c’est un cri improductif… l’indignation, moi je trouve ça pathétique de la part de ce vieillard. Son indignation est inefficace et improductive». Et plus loin, répondant au journaliste: «Les valeurs, c’est quelque chose de stérile.» Comme le relatait le sociologue Bernard Crettaz dans L’Hebdo du 13 janvier: «L’ex-ministre et Hessel se sont ensuite affrontés à l’antenne dans un débat vif, où la courtoisie de façade fut souvent dépassée par l’envie couchepinienne de réduire Hessel à un tremblotement de bonne conscience gauchiste guidé par une émotion honnie face à la sacro-sainte rationalité.»

Que Monsieur Couchepin ne soit plus capable de s’indigner face aux injustices subies par tant d’hommes, de femmes et d’enfants sur cette planète est bien triste, même si personne ne peut évidemment l’y contraindre. Mais qu’il se soit permis de porter un jugement hautain sur ce grand homme de 94 ans, héros de la résistance au nazisme, évadé des camps de la mort et co-rédacteur, trois ans plus tard, de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, est proprement affligeant!

Quelques jours après ces événements, je retrouvais à ma consultation Marie-Louise, 85 ans, dont la jeunesse de cœur me fascine et me réconforte. Marie-Louise, très tôt sans père ni mère, a connu les affres de l’orphelinat. Elle préfère ne plus en parler même si elle lâche parfois de brèves allusions témoignant de la souffrance qu’elle y a connue. Tombée amoureuse d’un autre enfant maltraité, Marie-Louise a cultivé l’art du bonheur avec virtuosité durant toute sa vie, malgré les vents contraires parfois tempétueux. 60 ans plus tard, elle est toujours aussi amoureuse de Claude, même si ce dernier est malheureusement devenu dément. Marie-Louise n’a pourtant pas été épargnée par les épreuves de la vie, notamment dans le domaine de la santé. Opérée à maintes reprises, elle est sévèrement handicapée et souffre d’importantes douleurs du lever au coucher. Qu’importe, cassée en deux par une colonne vertébrale très endommagée, elle fait régulièrement ses courses, par tous les temps, un kilomètre aller et retour avec son rollator. Et chaque jour, elle monte, à l’aide du même engin, trouver son amoureux maintenant admis dans un home (Marie-Louise a dû accepter le placement de Claude, la mort dans l’âme, épuisée de s’être occupée de lui jour et nuit). Un trajet de 800 mètres, à la montée, qu’il pleuve ou qu’il neige. Je la vois se faufiler parmi les grosses 4X4 conduisant les enfants à l’école juste en dessous de mon cabinet. Où trouve-t-elle cette force incroyable?

Et Marie-Louise, toujours souriante, remonte le moral de toutes les personnes qu’elle côtoie, y compris des soignants qu’elle rencontre, trop souvent à son goût, lors des multiples hospitalisations des dernières années. Toujours positive, elle sait admirer la fleur au bord du chemin ou écouter le chant d’un oiseau. Elle cultive quotidiennement la reconnaissance, sait donner avec générosité et recevoir avec gratitude.

Mais si Marie-Louise s’émerveille tous les jours, elle s’indigne aussi très souvent: l’injustice, partout dans le monde, lui demeure intolérable, ce qu’elle exprime haut et fort. Elle se bat avec la dernière énergie si son mari ou elle en subissent les conséquences. Lorsqu’elle téléphone à la caisse-maladie qui refuse de payer les frais de l’aide familiale, je n’aimerais pas être la jeune employée à l’autre bout du fil, ni son chef à qui elle demande, avec autorité, de parler. Où puise-t-elle cette force?

Depuis tant d’années que j’ai le privilège d’être son médecin, j’ai compris un des fondements de son tempérament: Marie-Louise a gardé intactes de son enfance sa capacité d’émerveillement et celle qui lui est intimement liée, d’indignation. Ces deux facettes d’un même diamant sont essentielles à l’enfant: sans la première, qui apparaît dans les tout premiers mois de vie, il ne découvre pas le monde, sans la seconde, qui se manifeste quelques années plus tard, il subit ce même monde. Est-ce le statut d’orpheline qui a permis à Marie-Louise de conserver si fraîches ces deux facultés combien précieuses? La question est ouverte. Ce qui est certain, c’est que de les avoir gardées bien vivantes lui donne une ouverture d’esprit magnifique. La preuve? Elle, la Zurichoise, nous apporte régulièrement des gros cornets de Läckerli bâlois!

Dans son pamphlet contre Stephane Hessel, Pascal Couchepin répétait en boucle les mots de «solution concrète», les opposant à l’indignation (en substance, l’indignation de ce pauvre vieillard est inutile, ce qu’il faut, c’est agir). Mais comme nous l’a malheureusement démontré notre ministre de la santé tout au long de son mandat, agir lorsqu’on a perdu sa capacité d’écouter, d’observer, de s’étonner, de s’interroger, de s’émerveiller ou de s’indigner, produit une action vide de sens, pour ne pas dire une action débordante de non-sens!

1. Stephane Hessel, Indignez-vous, Editions Indigène, décembre 2010

2. Radio Suisse Romande La 1ère, La chronique de Pascal Couchepin: le temps retrouvé, mardi 4 janvier 2011

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