Le N°5 de Chanel doit-il son succès à un parasite?

Dernière mise à jour 24/07/12 | Article
Parfum
L'histoire du parfum serait aussi l'histoire – intime – de l'arsenal de séduction du règne animal.

Le cinquième jour du cinquième mois de l'année 1921, Coco Chanel a changé la senteur du monde en dévoilant le N°5 - son dernier numéro de vaudeville; son unique enfant. Il allait devenir "le monstre"* de l'industrie du parfum; une brume élégante et coûteuse, qui demeure à ce jour la pierre angulaire de l'empire Chanel – dont le chiffre d'affaire se compte en milliards de dollars. Le N°5 a trouvé le succès en s'aventurant en terre inconnue: l'alliance de la fragrance musquée et sans prétention des demi-mondaines* (Coco en faisait elle-même partie) et des notes florales légères et simples réservées aux parisiennes de la haute société. Coco voulait une note de base musquée; elle a donc opté pour une vieille astuce de parfumeur, en utilisant des restes de glandes périanales de civette d'Abyssinie.

1998. Des chimistes français découvrent un élément des plus inattendus dans un sauvignon blanc (Bordeaux, millésime 1995): le 3-mercapto-3-méthylbutane-1-ol, produit de dégradation du raisin - et phéromone odorante, que l'on retrouve dans le pipi de chat. Nous savons depuis qu'il est souvent présent dans le sauvignon blanc, et que les critiques du vin peuvent l'apprécier, si l'on en croit cet article: "On peut comparer [le pipi de chat] à une fausse note qui ajouterait de la complexité à un morceau de musique". La maison néo-zélandaise Coopers Creek est même allée jusqu'à donner le nom de cette odeur à son sauvignon blanc: "Cat's Pee on a Gooseberry Bush" ["Pipi de chat sur un groseiller"].

Pourquoi l'élite des parfumeurs français (ou "nez") et celle des sommeliers ("nez retroussés") du monde entier passent-ils autant de temps à respirer les effluves félines émanant d'onéreuses bouteilles de vin? Avançons une hypothèse: cette fascination pourrait naître d'un parasite, Toxoplasma gondii, micro-organisme qui serait à même de contrôler nos esprits. Ce minuscule protozoaire pourrait s'infiltrer dans nos cerveaux, et nous amener à apprécier les chats – sans oublier certains vins et autres fragrances.

Dans une récente étude, des chercheurs tchèques ont demandé à un groupe d'hommes et de femmes de respirer des serviettes imprégnées de l'urine de divers animaux (chevaux, lions, hyènes, chiens), puis de les noter en fonction de leur "caractère agréable". Au final, les hommes souffrant de toxoplasmose ont été plus nombreux à juger l'urine de chat agréable. Pour les chercheurs spécialistes du Toxo (ce qui est mon cas), cette découverte fut un choc, mais elle ne m'est pas apparue entièrement surprenante: les rats réagissent à peu près de la même façon.

Le Toxo ne peut se reproduire qu'au sein d'un estomac de chat, et il doit disposer d'un hôte intermédiaire pour voyager de chat en chat. C'est à ce moment précis que le rat entre en scène.  Le Toxo infecte le cerveau du rat et chamboule ses neurones, de manière à atténuer sa peur de l'urine féline. Comment, me demanderez-vous? Chez le rat mâle, le circuit neuronal de la peur est proche de celui de l'attirance sexuelle – et le Toxo est visiblement capable de détourner ce dernier pour attirer le rat vers l'urine de chat. Un rat moins effrayé (et peut-être même légèrement émoustillé) par l'urine de chat est plus susceptible de finir sous les crocs d'un matou; le Toxo s'installe ainsi dans le système digestif d'un nouvel hôte félin, et le même cycle de vie se perpétue.

Il arrive cependant que le Toxo finisse sa course dans un cerveau humain, ce qui constitue une impasse évolutionniste pour ce parasite (à l'exception notable de Val Kilmer): si vous oubliez de vous laver les mains après avoir vidé la litière de votre chat, par exemple (le parasite réside dans les excréments félins), ou si vous mangez un morceau de viande mal cuite contenant du Toxo (le bétail piétine souvent de l'engrais fabriqué à base… d'excréments de chat). A travers le monde, entre un et deux milliards de cerveaux humains sont touchés par ce minuscule parasite.

Lorsque le Toxo fait de vous son hôte, c'est pour la vie. Mais contrairement à la grande majorité des choses pouvant s'infiltrer dans votre cerveau, ce parasite est – peu ou prou – sans danger, si tant est que votre système immunitaire fonctionne correctement et que vous ne soyez pas enceinte. Le Toxo influence-t-il le cerveau humain d'une manière ou d'une autre? Peut-être – mais pour l'heure, nous n'en savons rien.

Les hommes souffrant de toxoplasmose ayant participé à l'étude tchèque possèdent peut-être un chat (ce qui les rendrait plus susceptibles de contracter l'infection); l'odeur de l'urine féline leur rappelle peut-être l'amour qu'ils portent à leur boule de poil adorée. Dans ce cas, le Toxo n'a absolument aucun effet, mais demeure corrélé à la préférence pour l'urine de chat. Il se pourrait également que leur cœur penche pour les femmes à chats – après tout, les mœurs des femmes souffrant de toxoplasmose pourraient être plus légères que celles du reste de la gent féminine.

Ou peut-être qu'à l'instar des rats, le Toxo modifie la façon dont notre cerveau interprète les odeurs de chat, et pousse les hommes à les trouver plus agréables. Le Toxo pourrait-il être le parfumeur par excellence*, fort d'un accès privilégié au siège de l'odorat? "Le monstre" de l'industrie du parfum et le vin de Bordeaux (de cépage sauvignon blanc) viennent tous deux de France, pays connaissant l'un des plus forts taux de toxoplasmose au monde. Simple coïncidence?

Pourquoi un "nez" passerait-il ses journées à peaufiner ses aldéhydes et ses alcoolats pour reproduire l'odeur de l'eau à minuit lorsqu'il lui suffirait – intentionnellement ou non – d'exploiter les 45% de Français infectés par des parasites influençant le monde – intérieur et subjectif – de l'odorat?

Le musc confère longévité et ténacité aux fragrances les plus éphémères – et il provient presque toujours des parties intimes les plus obscures d'animaux solitaires. C'est sans doute pourquoi même le critique "parfums" du New York Times, Chandler Burr, a bien du mal à supporter les odeurs très… nature de Givaudan, l'une des écoles de parfumerie les plus réputées de la planète. Les parfumeurs n'ont pas l'embarras du choix: le véritable musc se trouve dans les phéromones sexuelles du cerf porte-musc; le castoréum (alternative au musc) provient de deux glandes -remplies d'urine - du castor; et la civette, de la glande périanale de l'animal du même nom. (La civette d'Afrique n'est pas un chat, dans la mesure où elle n'est pas un félin, mais un féliforme. Ce sous-ordre de l'ordre des carnivores comprend les chats et les civettes. Malgré leurs différences, ces deux mammifères chassent les rats et marquent leur territoire via leurs phéromones sexuelles et urinaire).

L'histoire du parfum est aussi l'histoire – intime – de l'arsenal de séduction du règne animal. En dépit des interrogations incessantes qu'elles soulèvent, les phéromones humaines n'ont, comme la matière noire, jamais été découvertes – et encore moins mises en bouteille (quoi qu'en disent les organisateurs des "pheromone parties" de Los Angeles et de New York). Les animaux en assurent donc la production à notre profit - mais pourquoi accordons-nous notre préférence à certaines espèces en particulier? C'est peut-être une coïncidence, mais dans l'Egypte ancienne (qui a vu naître les premiers parfumeurs; qui a vu apparaître quelques-unes des premières espèces de chats domestiques; qui condamnait à mort quiconque tuait un chat; et où toute personne se devait de sauver un chat d'un bâtiment en flamme, sous peine d'être traîné en justice), Bastet était à la fois la déesse des chats et du parfum.

La plupart de ces idées sont, de toute évidence, indémontrables. Appelons un chat un chat: nous nous trouvons ici face à une théorie invérifiable - l'un des axe d'analyse les plus intéressants et les plus inutiles pour un scientifique. Les civettes et les chats utilisent le même type de phéromones? Personne ne peut le dire. Les personnes souffrant de toxoplasmose apprécient-ils plus le N°5 de Chanel que celles qui n'en souffrent pas? Nous ne le saurons peut-être jamais. La civette n'entre plus dans la composition du Chanel N°5 depuis 1998 par souci de respect du droit des animaux; on l'a remplacée par une version synthétique (il est toutefois possible de se procurer des bouteilles "vintage"). Nul ne sait si le nouveau N°5 est moins populaire que l'ancien.

En tant que parfumeur, Chanel marque son territoire à la manière d'un chat. Voilà plusieurs dizaines d'années que ses égéries (Keira Knightley, Audrey Tautou, Nicole Kidman…) laissent un sillage* persistant de Chanel en quittant la pièce - et leur prétendant - dans les publicités de la maison de haute couture. Lorsqu'on a demandé à Marilyn Monroe, grande papesse des aguicheuses, ce qu'elle portait au lit, celle-ci avait répondu: "deux gouttes de Chanel N°5". Sa chambre était-elle véritablement son territoire? Celui de Joe DiMaggio, d'Arthur Miller, de JFK? Ou le distant domaine d'une civette solitaire?

* En français dans le texte

Article original: http://www.slate.com/articles/health_and_science/science/2012/07/chanel_no_5_a_brain_parasite_may_be_the_secret_to_the_famous_perfume_.single.html